Le pape François en visite au siège du PAM (Programme Alimentaire Mondial) le 16 juin 2016, a pris la parole en exhortant le monde à “dénaturaliser” la misère et à “débureaucratiser” la faim face « à une distribution des ressources égoïste et mauvaise ». Presque exactement trois mois après, le 14 septembre, la fusion prochaine entre Monsanto et Bayer est annoncée : ils donnent ainsi encore davantage raison à cette inquiétude du Saint Père quant au business de la faim et de la santé dans le monde. Il n’est pas le seul : Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la Concurrence va mener une enquête approfondie pour essayer d’obliger les deux firmes à vendre certaines de leurs branches afin d’éviter un monopole total ; mais cela ne sera pas suffisant.
Bayer : autopsie d’un géant de la chimie
Rappelons avant tout qui sont ces deux poids lourds du marché de l’agrochimie. Bayer est créé en 1863 par le négociant Friedrich Bayer et le teinturier Johann Friedrich Weskott. L’entreprise, qui produit des colorants, porte alors le nom de “Friedr. Bayer & Co”. En 1888 ils ouvrent leur premier département pharmaceutique, et en 1899 Félix Hoffmann, chimiste chez Bayer, réussit à synthétiser l’acide acétylsalicylique : c’est l’invention de l’aspirine. Puis en 1904 le groupe créée son propre club de foot (Bayer Leverkusen), et met au point, sur réquisition, le Zyklon B utilisé pour les exterminations nazies. Actuellement, le groupe, en plus des médicaments, est un producteur de pesticides à l’échelle mondiale.
A l’échelle mondiale, Bayer affiche en 2015 un chiffre d’affaire de 42,2 milliards d’euros. La puissance économique de cette firme la place au-dessus de bien des États. À titre de comparaison, le budget du Nigeria est d’environ 20 milliards d’euros, celui du Mali de 2,7 milliards d’euros, le Maroc affiche un budget de 34,4 milliards d’euros et l’Algérie 84,8. Un tel budget implique évidemment de nombreux investissements (comme le développement durable) mais ce géant possède déjà en soi une incroyable “force de persuasion”.
Monsanto : agriculture et génétique
Créée en 1901 comme producteur de saccharine (édulcorant), la firme ne devient agricole qu’à partir de 1960, date de la création de sa division agriculture. L’entreprise lance en 1974 le Roundup, “solution inégalée à ce jour”, dont l’interdiction de vente sur le marché en raison de sa dangerosité fait l’objet d’un âpre combat depuis plus de deux ans. En 1997, Monsanto rachète DEKALB Genetic Corps, ASGROW Agronomics et la division semences de CARGILL. La firme devient un acteur majeur des semences. En rachetant SEMINIS Inc. (n°1 mondial des semences potagères), Monsanto devient en 2005 le leader mondial des semences.
Actuellement le groupe est présent dans trois grands domaines : la production de semences, la recherche génétique pour de nouvelles semences et la production de produits de “protections des plantations” (comprendre pesticides). Les OGM ainsi produits permettent de fabriquer des plantes résistantes au pesticides, aux insectes et à la sécheresse. En 2012, Monsanto a réalisé un chiffre d’affaires de 13,5 milliards de dollars, en croissance de 14% par rapport à 2011.
Fusion Monsanto-Bayer : la partie visible de l’iceberg
Après la fusion, Bayer représenterait ainsi 29% du marché des semences (grâce à Monsanto et 24% du marché des pesticides. A lui seul, ce groupe serait en mesure de contrôler un tiers de la production mondiale. Mais d’autres fusions récentes réduisent fortement la concurrence : si tous les projets de fusion/rapprochement étaient validés, le nombre d’acteurs mondiaux de l’agrochimie passerait de six à seulement trois. Un monopole qui suscite la méfiance.
En effet le 11 décembre 2015 a été annoncée la fusion entre DuPont et Dow Chemical pour créer le deuxième poids lourd mondial de la chimie derrière l’allemand BASF. La fusion du suisse Syngenta racheté par le chinois Chem-China est toujours en discussion ; cette fusion fait l’objet de pourparlers entre les États-Unis soucieux d’assurer la bonne santé de leur champion Monsanto et la Chine.
Quelles que soient les issues des différentes tractations en cours, elles révèlent que l’industrie agrochimique est en pleine mutation, se dirigeant vers une concentration impressionnante des pouvoirs. La diminution des concurrents entraînera une liberté de plus en plus limitée pour les agriculteurs et les consommateurs. La puissance des ces organisations se vérifie tous les jours. En 2013, l’association française Kokopelli, qui fournit sans but lucratif des graines alternatives n’ayant subi aucun traitement ni modification génétique, a été condamnée à plus de 35.000 euros d’amende. Le motif : les semences anciennes proposées par l’association ne répondent pas aux normes actuelles et leur vente n’est par conséquent pas autorisée. Autant dire que pendant 4.000 ans, nos pauvres ancêtres ont ingurgité des légumes non homologués : heureusement, maintenant nous avons l’agrochimie !