Depuis son premier discours de fin d’année adressé à la Curie Romaine, le pape François n’a jamais manqué l’occasion de dénoncer une maladie récurrente dans chaque curie comme dans chaque communauté : la maladie des murmures, des commérages et des bavardages.
« J’ai déjà parlé de cette maladie de nombreuses fois mais ce n’est jamais assez. C’est une maladie grave, qui commence simplement, peut-être seulement par un peu de bavardage et s’empare de la personne en la transformant en ‘‘semeur de zizanie’’ (comme Satan), et dans beaucoup de cas en ‘‘homicide de sang froid’’ de la réputation des collègues et des confrères. C’est la maladie des personnes lâches qui n’ont pas le courage de parler directement ; ils parlent par derrière. Saint Paul nous exhorte : « Agissez en tout sans murmures ni contestations afin de vous rendre irréprochables et purs » (Ph 2, 14-18). Frères, gardons-nous du terrorisme des bavardages ! » [Pape François, le 22 décembre 2014].
Les paroles du Pape ne craignent pas les expressions cinglantes. Il a demandé la pratique de « l’objection de conscience » face aux paroles vaines qui peuvent tuer. Il a condamné « le terrorisme des bavardages. » Il a mis en garde contre « les murmures et l’envie », aussi et surtout pour ceux qui ont un ministère dans l’église ou qui vivent une vie religieuse. Il a aussi souligné « la puissance destructrice » de la langue utilisée comme arme contre nos frères et sœurs.
Mais que sont les murmures et les commérages ?
Le murmure
Le murmure est un mot ou un propos hostile qui exprime la désapprobation, la malveillance, les critiques, la plainte, la protestation sourde. Il n’est pas prononcé à haute voix à celui à qui il faudrait en faire part comme une éventuelle correction fraternelle. Mais il est chuchoté en secret, dissimulé. Il ressemble plus à un bruit indistinct qu’à une parole humaine. Un écrivain du XIe siècle, Rodolfo Ardente, définissait le murmure ainsi : murmuratio est ob locutio depressa minoris contra majorem ob impositam sibi rei gravitatem.
N’oublions pas que le murmure est un vice détestable, condamné à plusieurs reprises dans la Bible. Il apparaît dans les livres où l’on raconte la sortie d’Égypte du peuple d’Israël. Quand ils arrivèrent à Mara et qu’ils ne purent boire l’eau car elle était amère, « le peuple murmura contre Moïse » (Exode 15, 24). Peu après survient un autre murmure contre Moïse et Aaron, dans le désert de Sin : « Que ne sommes-nous morts de la main de Yahvé au pays d’Égypte, quand nous étions assis auprès de la marmite de viande et mangions du pain à satiété ! À coup sûr, vous nous avez amenés dans ce désert pour faire mourir de faim toute cette multitude. » (Ex 16, 3). C’est Moïse lui-même qui qualifie ces paroles de « murmures » (Ex 16, 8). Un peu plus loin, à Rephidim, « le peuple murmura contre Moïse » (Exode 17, 3). Même Aaron et Myriam, le frère et la sœur de Moïse, murmurèrent contre lui (« Myriam, ainsi qu’Aaron, parla contre Moïse » : Nombres 12, 1) et Myriam reçu le châtiment de la lèpre (Nombres 12, 9-10).
Les murmures sont des contestations contre l’autorité, mais ne sont pas adressés directement au destinataire. Ils sont chuchotés dans le secret, là où il est possible de juger, d’exagérer et de manipuler les évènements qui ont eu lieu ; et ce en l’absence du destinataire qui ne peut donc pas se défendre, expliquer ou consentir humblement à la critique.
Dans la Bible, les murmures sont étroitement liés à l’absence de foi : « Moïse dit : […] Ce n’est pas contre nous que vont vos murmures, mais contre Yahvé. » (Exode 16, 8). Les psaumes aussi nous parlent de ces murmures et de leur lien avec la foi : « Ils n’eurent pas foi en sa parole ; ils murmurèrent sous leurs tentes, ils n’écoutèrent pas la voix de Yahvé » (Psaume 106, 24-25).
Dans le Nouveau Testament, en plus des murmures prononcés par les adversaires de Jésus (Luc 5, 30 ; Jean 6, 41.43.61) ou par la foule (Jean 7, 12 et 32), on constate que les écrits apostoliques mettent en garde contre ce vice redoutable avec beaucoup d’insistance : « Et ne murmurez pas, comme le firent certains d’entre eux (le peuple d’Israël dans le désert) ; et ils périrent par l’Exterminateur » (1 Co 10, 10). « Agissez en tout sans murmures ni contestations » (Ph 2, 14). « Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres, sans murmurer » (1 P 4, 9).
Les murmures semblent donc le vice le plus commun dans les communautés : pourquoi ? Parce que c’est la manière la plus simple d’épancher sa violence envers l’autorité et ses décisions, ou envers d’autres membres de la communauté, quand on n’a pas le courage du face à face et de s’adresser clairement à celui que la correction et la critique feraient grandir.
Et si vous prenez le courage de faire un reproche à un frère, seul à seul, et que celui-ci refuse d’entendre votre propos, parlez-en à des membres de l’Église, selon l’enseignement de l’Évangile (Mt 18,15-17). Les indolents, les peureux et ceux qui n’ont pas une posture de vérité dans la transparence, recourent facilement aux murmures et réclament de ne pas être jugés par les autorités qu’ils condamnent en secret. Les murmures créent de la complicité. En effet, celui qui a des difficultés avec quelqu’un, s’il sait qu’une autre personne est dans la même situation que lui, murmure avec elle : de cette manière se crée une complicité-contre, un appui fraternel, une solidarité. Ce sont souvent des mécanismes inconscients, mais que l’on peut démasquer chez soi quand on s’interroge en vérité sur nos responsabilités, sur nos zones d’ombre et de méchanceté, quand on cherche à être vrai et transparent.
Oui, avec les murmures nous jugeons les autres, nous les contestons et nous créons des alliances contre eux. Nous nous nourrissons de l’inimitié qui nous habite et qui voudrait la négation de l’autre. Ne serait-il pas plus simple, au risque de se tromper, d’aller vers notre prochain et de lui dire en face ce que nous pensons, en assumant toute la responsabilité de nos actes et de nos paroles ?
Nous savons tous que les murmures sont l’une des grandes difficultés de la vie monastique. Il est peut-être le vice le plus difficile à éradiquer. C’est une maladie qui conduit à juger constamment chaque action, chaque geste et chaque parole avec malveillance. Jésus a dit : « Si ton œil est malade, ton corps tout entier sera ténébreux. » (Mt 6, 23; Mc 11, 34). Saint Benoît propose comme antidote l’humiliation qui mène à l’humilité. Dans sa Règle, il condamne les murmures à plusieurs reprises (4, 39 ; 5, 14-19 ; 34, 6 ; 35, 13 ; 41, 5 ; 53, 18) et il supplie presque : « L’avertissement que nous donnons avant tout : qu’ils s’abstiennent de murmurer. » (40, 9). Dans toute la littérature monastique – de saint Pacôme, à saint Basile, saint Colomban et saint François – on rappelle que les murmures, qui se trouvent parmi les péchés les plus graves, s’ils persistent, méritent pour le moine l’expulsion du monastère. Car qui murmure divise, détériore et tue la communauté et le lien de charité qui la tient unie : Alienus sit a fratrum unitate qui murmurat (Benoît d’Aniane).
Le commérage
Et le commérage ? Le commérage est plus quotidien et dans la durée, même s’il est apparemment moins grave. Il aime à s’arrêter sur des problèmes et des événements qui concernent les autres. De plus, dans le commérage, on a tendance à inventer beaucoup de choses, peut-être sans calomnies. Mais les paroles ont leur poids, elles influencent généralement ceux qui les écoutent et les induisent à penser d’une certaine manière. Dans le commérage, d’ailleurs, on interprète les faits ou les paroles de manière subjective, alors même que l’on prétend être objectif. On déforme notamment le contenu, le sens et on omet une partie du discours, en mettant l’emphase sur certaines choses plutôt que sur d’autres. Oui, le commérage est une langue déliée, incapable de se taire. Saint Jacques écrit dans sa lettre : « Si quelqu’un ne commet pas d’écart de paroles, c’est un homme parfait, il est capable de refréner tout son corps. » (Jc 3, 2) « La langue aussi est un feu. C’est le monde du mal, cette langue placée parmi nos membres. » (Jc 3,6).
Dans le monde, comme dans les communautés, il y a toujours une personne qui, dès qu’elle rencontre quelqu’un, commence à parler des autres et à les critiquer. Ce sont souvent des personnes oisives qui passent leur temps à bavarder parce qu’elles ne veulent pas se regarder à l’intérieur et contempler leurs opacités. Elles deviennent expertes quand il s’agit de les repérer chez les autres et en parlent toujours, en toute occasion. Mais les médisants et les bavards sont faciles à repérer, après quelque temps ils se révèlent pour ce qu’ils sont.
Il n’est pas étonnant alors que le pape François ait parlé du « terrorisme des bavardages. »
« Celui qui bavarde est comme celui qui jette une bombe et puis s’en va, il détruit avec sa langue, il ne fait pas la paix. » C’est à chacun de nous qu’il appartient de désamorcer ces bombes mortifères.