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Bullshits jobs : un concept bullshit ?

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Jules Germain - publié le 25/10/18

Prolongeant un article publié en 2013 et qui avait eu un succès international, David Graeber diagnostique dans un essai la prolifération de ce qu’il appelle les "bullshits jobs", c’est-à-dire des métiers qui n’ont selon lui aucun sens. Diagnostic pertinent pour analyser notre monde du travail ou vision trop simpliste, voire elle aussi... "bullshit" ?

Votre métier n’a-t-il vraiment aucun sens ?  Ce que David Graeber appelle dans son livre un “bullshit job” est “une forme d’emploi rémunéré qui est tellement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien”. La dimension subjective est évidente : si vous ne pensez pas avoir un “bullshit job”, c’est que ce n’est certainement pas le cas. Un aspect particulièrement douloureux à vivre pour celui qui travaille dans un “bullshit job”, c’est le fait de devoir cacher aux autres et mentir sur la pertinence des tâches qu’il occupe.

Une typologie détaillée

David Graeber décrit cinq catégories d’emplois qui peuvent correspondre à cette définition. C’est cette variété qui explique que ce manque de sens puisse être lié à des phénomènes pluriels. Il y a les “les larbins”. Selon l’auteur, “les jobs de larbin sont ceux qui ont pour seul but — ou pour but premier — de permettre à quelqu’un d’autre de paraître ou de se sentir important.” Entrent dans cette catégorie tous les emplois de personnes créés dans le but de récompenser celui devenant ainsi le supérieur. David Graeber raconte ainsi de nombreux emplois absurdes dont la finalité n’a été pensée que bien après la décision d’embauche, ce qui rend les situations parfois cocasses.


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Autre catégorie, “les porte flingues” : “J’appelle ainsi ceux dont le boulot, non seulement, comporte une composante agressive, mais surtout — c’est fondamental — n’existe que parce qu’il a été créé par d’autres. L’exemple le plus évident est celui des forces armées internationales. Un pays n’a besoin d’une armée que parce que les autres pays en ont une.” Selon l’auteur, il s’agit de bullshit jobs car ils n’améliorent pas le bien commun général mais ne servent qu’à dépasser les autres sans véritablement créer de valeur. Figurent dans cette catégorie les experts en relations publiques, les avocats d’affaire et tous les types de professions commerciales, parce qu’ils permettent de vendre plus que les autres, de gagner des procès contre des concurrents, mais n’apportent rien aux produits et au bien-être des consommateurs.

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Songez qu’il existe aussi “les rafistoleurs” : ce sont “ceux dont le job n’a d’autres raison d’être que les pépins ou anomalies qui enrayent une organisation — en somme, ils sont là pour régler des problèmes qui ne devraient pas exister.” On trouve dans cette catégorie les métiers qui permettent de faire tenir une organisation alors qu’il faudrait la rénover plus en profondeur pour que le problème ne se reproduise pas.

David Graeber recense également “les cocheurs de cases”, “ces employés dont la seule ou principale raison d’être est de permettre à une organisation de prétendre faire quelque chose qu’en réalité elle ne fait pas.” On trouve ici tous les métiers qui visent à prétendre que certains chantiers sont lancés, pour des raisons extérieures au service en question, mais sans que soit prise réellement la décision de les faire avancer. Ce sont souvent des métiers administratifs. Et l’auteur souligne enfin l’existence. Eux ne servent qu’à surveiller ce qui pourrait être fait sans leur surveillance. David Graeber les considère de ce fait nuisibles et inutiles. Il voit en eux également la source pour les surveillés de nouvelles tâches inutiles, qu’ils inventent pour justifier leur présence. C’est pour cette raison qu’il les appelle des “bullshitiseurs”.

Un phénomène nouveau ?

Il est clair que l’argumentation de David Graeber parle à beaucoup de monde. Ses descriptions de tâches absurdes frappent par leur ironie mordante. Pourtant, il y a un point qui semble erroné dans sa théorie. En effet, selon lui, la prolifération de ces métiers qu’il considère vides de sens est liée au progrès technologique et au fait que de très nombreuses tâches ont été automatisées et requièrent moins de temps aujourd’hui. Il s’agirait alors d’occuper des personnes qui ont désormais beaucoup de temps inoccupé.



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Pourtant, si l’on regarde chaque catégorie de ces bullshit jobs, on a souvent du mal à voir en quoi ce sont phénomènes nouveaux. Il appelle ainsi “larbins”, tous ces métiers qui ne servent qu’à mettre en valeurs des supérieurs et sont là pour des raisons de représentation. Cela peut être un portier, une personne qui sert le café à celui qui pourrait se le faire lui même, etc. On voit difficilement le lien avec la digitalisation. De même, s’agissant des portes flingues, l’exemple de l’armée prouve bien que le progrès technologique et le temps supplémentaire qu’auraient les personnes n’est pas responsable de l’émergence de ces métiers. C’est plutôt la nécessité et la compétition qui oblige les nations à armer les militaires et les entreprises à se défendre avec des avocats.

On peut ainsi continuer avec toutes les autres catégories : il s’agit chaque fois de problèmes inhérents aux organisations complexes et le progrès technologique semble relativement étranger à leur émergence. Les “petits chefs” existent à cause de l’absence de confiance entre le top management et les salariés, ce qui conduit à créer un management intermédiaire qui n’est pas directement créateur de valeur. En réalité, la dénonciation de David Graeber se base d’abord sur de nombreuses intuitions qui ont leur source dans sa vision de la politique et de la nature humaine.

Une théorie anarchiste de la politique et de la société qui se base sur une vision utopique de la personne humaine

Si David Graeber veut provoquer, c’est d’abord dans une polémique contre les économistes et le capitalisme qu’il s’engage. Selon la théorie classique, si un emploi est créé dans le privé, c’est, puisqu’il faut le financer, nécessairement qu’il a une utilité directe. La force des descriptions de l’anthropologue, c’est de montrer que c’est parfois difficilement le cas. Il existe effectivement certaines professions dont l’utilité est plus difficile à constater à court terme. Pourtant, on imagine mal un monde dans lequel on pourrait se passer d’armée, d’avocats, dans lequel les plus haut placés ne seraient pas mis en valeur symboliquement par des personnes à leur service, etc. C’est pourtant la conviction profonde de David Graeber.


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Il se réclame ouvertement de la théorie anarchiste, ce qui permet d’expliquer sa vision. Dans la mesure où si toutes les armées disparaissaient, on n’aurait plus besoin d’elles, il estime qu’elles ne servent à rien. Le fait est pourtant que si les armées disparaissaient, et de manière générale la force publique, des groupes violents pourraient s’emparer du pouvoir et empêcher la démocratie de fonctionner. On peut ainsi estimer que sa théorie de métiers inutiles est biaisée : certes, tous les métiers qu’il considère inutiles le seraient réellement si l’homme était parfait et sans péché. Reste que ce n’est pas le cas. On peut donc considérer que le simplisme de sa théorie repose sur une vision trompeuse et utopique de la personne humaine. Il y a bien une dimension de conflits et de compétition qui rend l’existence de ces métiers indispensables pour la réguler.

Bien sûr, on peut considérer que dans l’idéal, il serait mieux que la source même de ces métiers, à savoir le mal en tant que tel, soit éradiquée. C’est ce qui a été tenté par toutes les utopies politiques, au plus haut degré desquelles se trouve le communisme, mais qui chaque fois ont terminé en totalitarisme. Le bon discernement est probablement d’accepter les limites de la nature humaine et de faire le maximum pour la tourner vers le bon, le beau et le vrai, tout en sachant qu’un monde pur et parfait, sans péché, est impossible, car l’être humain, qui vise la perfection, reste marqué par le péché et limité.

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Être ou ne pas être utile, telle est la question : l’exemple de Mère Teresa

On comprend mieux où se situe précisément le discours de David Graeber et pourquoi il nous parle. Au fond, de nombreuses personnes se sentent inutiles d’abord parce qu’elles ont une vision trompeuse de la nature humaine et de la société. En effet, la vie en société implique de nombreux renoncements, des limites, des impasses, et la nécessité de s’adapter, de communiquer et de retrouver en permanence le bon chemin. David Graeber critique ces métiers de “rafistoleurs” qui n’existeraient pas si l’organisation était parfaite. Mais justement, la perfection n’est pas de ce monde, et c’est accepter nos simples limites que de savoir que nous devons sans cesse rafistoler, rattraper, remettre en route, sans que tout ne soit jamais résolu, dans notre route vers Dieu, vers le bon, le vrai et la sainteté.



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Cette obsession de vouloir être utile à tout prix, on peut l’associer à un désir — compréhensible, certes, mais cela ne le justifie pas — de toute-puissance. On veut à tout prix voir l’effet de notre action, avoir la preuve tangible et matérielle de notre efficacité. Mais la vie est justement l’apprentissage patient de cette déception : la nécessité d’avancer sans avoir la preuve de nos efforts. Le Christ dit justement “l’un sème, l’autre moissonne” (Jn 4, 37)… On ne connaîtra donc jamais totalement notre véritable utilité. Le portier qui ne sert à rien selon David Graeber peut changer la vie par un sourire et un mot d’accueil à une personne isolée et souffrante. Notre seule présence, bienveillante et ouverte, prête au dialogue avec nos collègues, nos chefs, peut être le signe de la présence de Dieu et redonner confiance au quotidien.

Mère Teresa par exemple ne voulut jamais être médecin ou assistante sociale. Elle ne servait à rien, si l’on considère que son rôle était de guérir des malades. Elle ne les guérissait pas. Elle n’était qu’une présence, un sourire, un accueil pour ceux qui souffrent. Elle se contentait de témoigner de l’amour de Dieu et de sa profonde compassion. Mais elle n’était pas utile, ni au sens économique, ni au sens matériel et elle ne résolvait aucun problème. Elle se fit larbin au service des plus pauvres, porte flingues contre la souffrance, rafistoleuse de la bonté abîmée, cocheuse de cases pour le Christ et petite chef de l’amour de Dieu. C’est pourtant ce “bullshit job” inutile qui fit d’elle l’une des plus grandes saintes de notre temps.

Mère Teresa, une vie au service des plus pauvres :

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