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Le message vendéen d’Alexandre Soljenitsyne

ALEKSANDR SOLZHENITSYN

Fotograaf Onbekend / Anefo [CC0], via Wikimedia Commons

Alexandre Soljenitsyne.

Dominique Souchet - publié le 10/12/18

Aux yeux de Soljenitsyne, la Vendée fut le laboratoire de la première Terreur idéologique. En se rendant sur la terre des martyrs de la Révolution française, le grand écrivain tenait à rendre justice à la double résistance opposée par la Vendée et par la Russie au « processus intrinsèquement destructeur » des totalitarismes modernes.

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Il y a cent ans, le 11 décembre 1918, naissait Alexandre Soljenitsyne. Il y a vingt-cinq ans, il était en Vendée où il prononça, aux Lucs-sur-Boulogne, un discours qui demeure un signe des temps. Grande est aujourd’hui la tentation de limiter l’influence qu’il exerça à son rôle dans le délitement puis l’effondrement du système d’oppression soviétique. Mais s’il n’avait été qu’une machine à abattre le communisme, la chute et la disparition de son ennemi aurait dû le reléguer dans l’oubli. Or si tel n’est pas le cas, c’est parce qu’il avait diagnostiqué que le même mal frappait en réalité les deux camps qui s’affrontaient, celui du progressisme occidental et celui de l’activisme soviétique.

À la source vendéenne

En venant en Vendée, il venait à la source. Il remontait vers l’origine de ce qu’il appellera « la Roue rouge ». Il venait éclairer la genèse des deux systèmes à partir des travaux comparatifs qu’il avait menés sur les deux révolutions, la française et la russe. Mais il venait aussi rendre justice à la double résistance opposée par la Vendée et par la Russie au poison de l’idéologie meurtrière. Philippe de Villiers ne s’était pas trompé en accueillant le rescapé du Goulag comme « une conscience rebelle à la séduction de l’idéologie ». Il l’avait invité à présider la commémoration du bicentenaire du soulèvement de 1793. Alexandre Soljenitsyne avait immédiatement accepté l’invitation comme « un honneur ».

Alexandre Soljenitsyne avait planifié ses adieux à l’Europe. Avant de rentrer définitivement en Russie après vingt ans de bannissement et d’exil, il avait décidé d’entreprendre à l’automne 1993 une tournée d’adieu pour « prendre congé » des pays qui l’avaient accueilli ou soutenu. Il avait conçu cet adieu, comme toute chose, en stratège et choisi deux hauts-lieux inattendus pour y prononcer les deux seuls discours de sa tournée : Vaduz et Les Lucs-sur-Boulogne. Ils s’inscrivaient dans une géopolitique singulière :Alexandre Soljenitsyne venait rendre hommage à deux actes de courage. Au Liechtenstein, à une petite principauté qui n’avait pas livré à Staline, contrairement aux grandes puissances anglo-saxonnes, les anticommunistes russes qui y avaient trouvé refuge. Et en Vendée, au soulèvement héroïque d’une population contre la libération totalitaire qu’on voulait lui imposer et qui fut la victime de la première terreur idéologique.

Le même déni

En réalité, l’intérêt d’Alexandre Soljenitsyne pour la Vendée et son histoire est très ancien. Il remonte à son enfance. C’est sa mère, francophone, qui lui a donné à Rostov-sur-le-Don le goût de lire, dès l’âge de 8 ans, « les récits évoquant le soulèvement de la Vendée, si courageux et si désespéré » suscitant, déjà, son « admiration ».Alexandre Soljenitsyne est frappé très tôt par la ressemblance entre les soulèvements paysans vendéen et russe contre la « régénération » que l’idéologie révolutionnaire a voulu imposer. En 1992, il écrit : « Pour moi, la Vendée est un symbole important : c’est l’analogue exact de nos deux grandes révoltes paysannes contre les bolcheviks ».




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L’analogie s’étend au déni qui affecte les deux événements. À l’occultation du soulèvement vendéen en France, correspond celle qui frappe pareillement les soulèvements de populations rurales entières dans la Russie des années 1920. En Russie aussi, il y eut une résistance populaire. Une résistance paysanne, qui fut elle aussi ardente et finalement vaincue. Et Alexandre Soljenitsyne enrage qu’elle soit aussi méconnue et occultée en Occident que la résistance vendéenne. « Le mystère n’est pas dans notre affaissement, déclare-t-il en 1975, il est dans notre résistance. »

Les deux Terreurs s’emboîtent

Après son passage en Vendée, sa première publication une fois rentré en Russie, sera un récit intense, Ego, consacré à l’insurrection paysanne de la région de Tambov en 1920-21, dont le Charette s’appelle Alexandre Antonov. À trois reprises, l’interrogation surgit dans le récit : « Est-ce une nouvelle Vendée ? » Et Alexandre Soljenitsyne conclut que oui, c’est incontestablement une « Vendée russe », la plus emblématique, peut-être, à une exception près, l’attitude du clergé orthodoxe, dont il déplore la passivité. Alexandre Soljenitsyne voue en revanche une grande admiration au clergé réfractaire vendéen qui choisit, plutôt que l’exil forcé, de basculer dans la clandestinité pour ne pas laisser sans accompagnement spirituel les « combattants de la liberté ». Aux Lucs, Alexandre Soljenitsyne souligne que ces soulèvements paysans sont une grande page de l’histoire russe, comme ceux de Vendée sont une grande page de l’histoire de France. Sa venue en Vendée, il la conçoit comme devant être pour le plus grand nombre possible de Français, un révélateur : « Aujourd’hui je le pense — il conclut ainsi son grand discours des Lucs — les Français seront de plus en plus nombreux à mieux comprendre, à mieux estimer, à garder avec fierté dans leur mémoire la résistance et le sacrifice de la Vendée ».

La question du parallèle entre les deux Révolutions et les deux résistances qu’incarnent la Vendée française et les Vendées russes ne cesse de l’habiter. En 1984, il avait rédigé une étude, exercice inhabituel pour lui, intitulée Les deux Révolutions dans laquelle il soulignait les « ressemblances déterminantes » entre les deux Terreurs, leur « ampleur et leur caractère inhumain » et entre les méthodes d’abomination utilisées pour réduire les deux résistances paysannes, la vendéenne et la russe (1). Il reprendra et développera ce point aux Lucs : « De nombreux procédés cruels de la Révolution française ont été docilement réappliqués sur le corps de la Russie par les communistes léniniens et par les socialistes internationalistes ; seuls leur degré d’organisation et leur caractère systématique ont largement dépassé ceux des Jacobins. »


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Aux yeux d’Alexandre Soljenitsyne, la Vendée comme laboratoire de la première Terreur idéologique, a incontestablement un caractère matriciel. Pour lui, les deux Terreurs s’emboîtent. Il rappelle combien Lénine sera hanté par le souci d’éviter à tout prix Thermidor. D’où la nécessité de susciter sans cesse des Vendées, pour alimenter en continu le processus révolutionnaire. Dès 1905, il a caractérisé « les Vendéens » comme les adversaires les plus abominables de l’idée révolutionnaire. Alexandre Soljenitsyne le souligne aux Lucs : Thermidor fut la chance de la France. Parce que Thermidor n’a pas permis au régime terroriste de s’installer dans la durée. Pourtant, s’exclame-t-il, « l’expérience de la Révolution française aurait dû suffire ». Mais non, l’horreur de la Terreur jacobine n’a pas suffi à dissuader les repreneurs, « nos organisateurs rationalistes du « bonheur du peuple », comme il les définit, qui vont en déployer les déclinaisons « à une échelle incomparable ».

Un processus intrinsèquement destructeur

À partir de cette expérience analogue, vécue par les Vendéens et par les Russes, Alexandre Soljenitsyne en vient à définir le processus révolutionnaire lui-même, qu’il caractérise comme étant intrinsèquement destructeur. Pas question pour lui de compartimenter la révolution entre phase acceptable et phase détestable. « Jamais, lance-t-il aux Lucs, à aucun pays, je ne pourrais souhaiter de « grande révolution » ». Il n’y a pas de grande révolution.


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Au terme du XXe siècle, « de part en part un siècle de terreur », on peut faire le bilan et il est temps de le faire. Il est temps, dit-il, d’arracher à la Révolution « l’auréole romantique » dont l’avaient parée les Lumières et les artisans autoproclamés du « bonheur du peuple » au XVIIIe siècle. Il est temps de traiter lucidement de la question des origines des régimes terroristes : la Terreur du XXe siècle est l’accomplissement, « l’effroyable couronnement, dit Alexandre Soljenitsyne, de ce Progrès auquel on avait tant rêvé au XVIIIe siècle » et qui a débouché sur les charniers de l’avenir radieux et la liquidation de ceux qui n’ont pas voulu devenir des « hommes nouveaux ».

La désarticulation des sociétés par le processus révolutionnaire, Alexandre Soljenitsyne en fait aux Lucs une description clinique : « Les hommes ont fini par se convaincre, à partir de leurs propres malheurs, de ce que les révolutions détruisent le caractère organique de la société et qu’elles ruinent le cours naturel de la vie… toute révolution déchaîne chez les hommes les instincts de la plus élémentaire barbarie, les forces opaques de l’envie, de la rapacité et de la haine… »

Comment prévenir les récidives

Mais les malheurs générateurs de lucidité s’oublient. L’aspiration utopique demeure comme une tentation sans cesse renaissante. La Révolution, sous quelque avatar que ce soit, est toujours prête à prendre la place du souci du Bien commun. C’est pourquoi, aux Lucs, Alexandre Soljenitsyne ne s’exprime pas seulement en analyste, mais aussi en thérapeute. Pour prévenir les récidives, il préconise de ne jamais cesser de regarder la réalité de la Révolution, là où elle a sévi, comment elle y a effectivement fonctionné, comment elle y a broyé les hommes et les sociétés. C’est le rôle des régions-mémoire comme la Vendée ou Magadan. Il faut en outre mettre en œuvre « un développement évolutif normal » de la société. Au processus infernal de la Roue rouge, il oppose une ligne empreinte de sagesse : « Il faut savoir, avec humilité et modestie, améliorer avec patience ce que nous offre chaque « aujourd’hui ».

Alexandre Soljenitsyne est stupéfait par cette « révérence » persistante à l’égard de la Révolution qu’il observe avec consternation au sein de l’élite française. Il est profondément choqué par les pressions qui sont exercées sur lui pour le dissuader de se rendre en Vendée et même outré que l’on ne comprenne pas l’importance qu’il attache au geste qu’il vient y accomplir. Le sens de sa venue est limpide. Il se rend dans un lieu-origine, dans un lieu-source. Il vient saluer une terre de résistance. Il vient rendre hommage, sur les lieux mêmes où il a surgi, à ce « premier sursaut de liberté », qui fit que la Terreur, la première terreur idéologique, ne put l’emporter impunément, longuement, définitivement. Il écrira plus tard : « Je mesure à présent combien mon projet de voyage en Vendée était exaspérant pour les cercles français de gauche, si aveugle est leur admiration, encore aujourd’hui, pour leur cruelle Révolution. »


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L’itinéraire d’Alexandre Soljenitsyne en Vendée va le conduire dans quatre lieux emblématiques. Au Puy du Fou, qu’il évoquera avec beaucoup de chaleur dans ses Mémoires. À La Chabotterie, lieu de capture de Charette, où il évoquera l’admiration que vouait le grand Souvarov au chef vendéen. Aux Lucs, où il inaugurera le Mémorial de la Vendée et prononcera son grand discours sur les Révolutions devant une foule immense. Pour marquer combien il considère la Vendée comme un haut lieu de liberté, il revêt à cette occasion le costume de la remise du Prix Nobel. À Saint-Gilles-Croix-de-Vie, il inaugure une stèle dédiée à la grande poétesse russe Marina Tsvetaeva, venue comme lui-même en Vendée sur les traces des résistants de 1793.

Chacune des étapes de cet itinéraire mettait en évidence la force des liens qui unissent en profondeur la Vendée et la Russie, pour avoir partagé le même type d’élan et la même sorte d’épreuve existentiels. Nikita Struve, interprète et ami d’Alexandre Soljenitsyne, fera ce commentaire : « Au pied de la chapelle des Lucs et sur les dunes vendéennes, se retrouvaient dans une même vérité la France et la Russie, deux époques, deux pays, mais en profondeur un seul et même destin, authentifié par les souffrances des uns et des autres et porteur d’un message universel de courage et de liberté. »

Une mission pleine de gravité

Le voyage en Vendée d’Alexandre Soljenitsyne n’eut donc rien d’une excursion touristique. « Ce projet était cher à mon cœur », écrit-il dans ses Mémoires. C’est une mission pleine de gravité qu’il est venu y accomplir. Comme la Vendée était venue se loger dans son œuvre, lui-même va venir faire irruption dans l’histoire de France, sans mesurer sans doute alors la force de l’onde de choc que va produire sa venue en Vendée. Le quotidien Le Monde titrera en première page : « Vendée et Goulag ».


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Quinze ans plus tard, c’est la Vendée qui représentera la France aux funérailles d’Alexandre Soljenitsyne. Il a souhaité reposer dans un haut-lieu de l’histoire russe, le monastère Donskoï à Moscou, qui porte les stigmates de l’impitoyable lutte anti-religieuse menée par le régime bolchevik. Les dirigeants français n’ont alors d’yeux que pour les Jeux olympiques organisés à Pékin par le régime communiste chinois. Je serais, avec Philippe de Villiers, l’une des seules personnalités officielles françaises à accompagner ce géant jusqu’à sa dernière demeure.

À l’Académie des sciences, lors du repas de funérailles suivant l’enterrement, la veuve d’Alexandre Soljenitsyne demanda à Philippe de Villiers d’évoquer la mémoire du Maître, au nom de la France et de la Vendée. Celui-ci exprima le souhait que l’on donnât le nom d’Alexandre Soljenitsyne à de nombreuses rues, places ou écoles, comme la Vendée venait de le faire avec le plus moderne de ses collèges, inauguré par son fils Ignat. Il exprima enfin l’immense gratitude de la Vendée envers celui qui avait raccordé la Roue rouge ayant supplicié la Russie aux colonnes infernales qui avaient martyrisé la Vendée. Envers celui qui avait lancé, en ouvrant son discours des Lucs : « Jamais je n’aurais pu imaginer, fût-ce en rêve, que j’aurais l’honneur d’inaugurer le Mémorial de votre héroïque Vendée. »


(1) Le 19 novembre 2018, à l’ouverture du colloque organisé par l’Institut de France pour commémorer le centième anniversaire de la naissance d’Alexandre Soljenitsyne, sa veuve Natalia choisit de remettre à la France, sous la Coupole de l’Académie française, l’original de ce texte en témoignage de l’amitié qu’il portait à notre pays.

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