Au lendemain de la signature du "Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières", sous l’égide de l’ONU, Jean-Paul Bolufer livre une lecture critique des bienfaits de la mondialisation à la lumière de l’anthropologie chrétienne. D’un point de vue chrétien, dit-il, il faudrait "tordre le cou" à cette idée reçue d’une économie-monde, d’une immigration inéluctable et d’une culture mondiale bienfaisantes et pacificatrices, dont l’ONU serait le régulateur.
Le thème de la mondialisation ne peut qu’interpeller les chrétiens. Certains peuvent y discerner un “signe des temps” qui ouvrirait les peuples à une forme de citoyenneté universelle. D’autres y décèlent les prémisses d’une rencontre heureuse de cultures diverses confirmant la vision mac-luhanienne du “village planétaire”. Beaucoup se réjouissent qu’elle permette d’envisager désormais un recul de la pauvreté dans le monde. Ainsi, la mondialisation deviendrait l’ultime chapitre de Populorum progressio et prendrait la suite du développement comme “nouveau nom de la paix”, faisant converger l’humanité avec le plan divin. Mais qu’en est-il de cette féérie enchantée par rapport aux réalités économiques, sociales et culturelles d’aujourd’hui ?
Au seul plan économique, la mondialisation est l’aboutissement accéléré de siècles de libre-échange qui, malgré de nombreux épisodes protectionnistes, constitue sans doute une tendance irréversible de l’histoire économique mondiale. Le commerce a connu, dès l’Antiquité et avant même “la route de la soie”, un élargissement croissant de ses marchés dans la logique du capitalisme, seul système économique qui ait jamais fonctionné durablement et efficacement, sous ses formes successives, marchande, industrielle et financière. C’est pour cela que, si ce phénomène, qui est devenu la doctrine de l’OMC, génère bien les avantages comparatifs analysés par Ricardo, il est aussi à l’origine de tous les inconvénients de cette théorie. En effet, l’idée selon laquelle l’ouverture la plus grande au commerce international est toujours avantageuse pour tous, indépendamment de la compétitivité nationale, est fausse.
Elle heurte de ce fait l’anthropologie chrétienne qui repose sur la nécessité du développement pour tout homme. Pourquoi ? D’excellents spécialistes, bien plus compétents que moi, de droite comme de gauche, l’ont largement démontré. Je me bornerai donc à trois éléments bien connus.
La manipulation des puissants
Le premier, c’est que contrairement au modèle walrasien, la concurrence n’est jamais pure et parfaite en interne comme à l’international. Elle est en général oligopolistique voire monopolistique, ce qu’illustre la puissance des entreprises multi ou transnationales qui se caractérisent par “un ensemble intégré d’unités de production contrôlées en divers territoires par un centre de décision unique”. Une cinquantaine d’entre elles, les plus importantes, figurent parmi les 100 premières puissances économiques mondiales, États inclus… qui, par la manipulation des coûts et des prix que leur force et leur diversification autorisent, faussent l’allocation juste des facteurs de production et imposent leur loi au marché mondial. Du coup, le déséquilibre des termes de l’échange entre riches et pauvres — rapport entre le cours fluctuant des matières premières et le prix des produits manufacturés — invoqué par la Cnuced, dans le cadre de l’ONU, dès 1964, non seulement demeure mais s’amplifie à l’échelle de la croissance du commerce mondial dont l’essentiel est d’ailleurs pratiqué par les grandes puissances.
En outre, les sociétés multinationales, dont les actionnaires sont mal identifiés par les peuples, et le chiffre d’affaire souvent supérieur à celui des petits États ou des États pauvres, n’hésitent pas à intervenir dans la vie politique de ces derniers en utilisant éventuellement la corruption de dirigeants indignes pour mieux asseoir leur rente de situation. Leur action n’est pas non plus étrangère au transfert vers les pays détenteurs de métaux rares d’une pollution dont ils dénoncent hypocritement les méfaits dans les pays utilisateurs au nom d’un discours écologiste de façade, ainsi que l’illustre par exemple le circuit de fabrication des batteries électriques équipant les véhicules “propres”.
Chômage persistant et financiarisation
Le second réside dans le risque de sacrifier dans un pays, grâce à la libération de tous les freins aux échanges et à la mobilité encouragée des facteurs de production, des fabrications qui seraient plus rentables ailleurs. C’est une des raisons du chômage persistant dans beaucoup de nations, sans que pour autant cette politique bénéficie aux pays pauvres qui ne restent « profitables » qu’au prix d’un niveau de salaires et de prestations sociales maintenu à l’étiage le plus bas. Une des modalités bien connues en est le développement des délocalisations dont le « retour sur investissement » n’est jamais à la hauteur du déficit social qu’elles créent et qui, si elles augmentent les profits et les revenus des actionnaires, n’ont pas pour autant comme objectif de recréer les emplois détruits ou d’améliorer le pouvoir d’achat des salariés modestes.
Le troisième est bien évidemment la constitution de marchés financiers travaillant 24h sur 24 à l’échelle planétaire qui, combinée à l’utilisation fréquente d’outils très complexes et à des titrisations aussi contestables pour ne pas dire toxiques que les subprimes de 2007, créent un risque permanent de propagation mondiale de crises spéculatives. Cette menace pèse toujours sur nos économies totalement imbriquées dans la mondialisation et entièrement dépendantes les unes des autres, ce qui montre bien qu’un monde de plus en plus solidaire peut aussi se pervertir en une tribalisation déchaînée du mal… On pourrait ajouter que, face à la complexité de ce nouveau capitalisme boursier, seuls les experts en manipulations peuvent tirer leur épingle du jeu et qu’on est donc aux antipodes de ce que pourrait être un authentique capitalisme populaire répandu sur toute la planète pour le bénéfice du plus grand nombre !
Le risque culturel : la liberté aliénée
Mais si la mondialisation ne peut sans légèreté être analysée comme profitant à tout homme, elle ne peut davantage l’être — et c’est sa seconde contradiction avec l’anthropologie chrétienne — comme profitant à tout l’homme, ce qui conduit à évoquer rapidement une autre problématique. Économique et sociale, la mondialisation a aussi un contenu culturel, au moins sous trois aspects.
Le premier est que, parmi les acteurs les plus puissants de la mondialisation, figurent les fameuses GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), les NATU (Netflix, Air BNB, Telsa, Uber) ou, encore, versus chinois, les BATX (Baidu, Alibabab, Tencent, Xiaomi) et, en Russie, Yandex et VKontakte. On se contente souvent de dénoncer leur influence en raison de leurs abus de position dominante, de fraude fiscale ou de lobbying. Mais il est encore plus inquiétant de constater le volume de données numériques qu’elles recueillent et qui mettent en péril le respect de notre vie privée ou leur stratégie visant à rendre leurs produits addictifs voire à en programmer l’obsolescence. On est aux antipodes d’une mondialisation technologique dont la diffusion planétaire permettrait d’abolir les fractures numériques et apporterait les bienfaits d’une civilisation émancipatrice. C’est au contraire une nouvelle et implacable aliénation qui vient contester notre liberté, notre dignité et notre intimité en réalisant exactement ce que craignait Orwell avec son Big Brother.