Le repas pascal commémore le repas que les Hébreux avaient mangé avant leur sortie d’Égypte. Il répond à un rituel très précis. Dans chaque famille, on mange un agneau qui a été immolé au Temple, accompagné de pain azyme et d’herbes amères. Le vin y tient une place importante. Il est le signe de la joie, vin du passage de l’esclavage à la liberté, de la mort à la vie. Pendant tout le repas, des coupes de vin circulent autour de la table. La première, avant le repas proprement dit, est la coupe de sanctification ; la deuxième est la coupe de la délivrance que l’on sert après avoir chanté le psaume CXIV qui se rapporte à la libération d’Israël ; la troisième est la coupe de bénédiction ; la quatrième et dernière est la coupe de restauration. Une cinquième coupe, celle du prophète Elie n’est pas bue. Elle appartient à Dieu et ne peut être consommée. C’est le vin de cette coupe-là précisément qui deviendra le sang du Christ lors de la Cène (Lc 22 14-20) :
« L’heure étant venue, Jésus se mit à table, et les douze apôtres avec lui ; et il leur dit : j’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. Car, je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu’à la Pâque parfaite, célébrée dans le royaume de Dieu. Et prenant une coupe, il rendit grâce et dit : Prenez et partagez entre vous. Car, je vous le dis, je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit venu. Puis, il prit du pain, et ayant rendu grâce, il le rompit et le leur donna en disant : Ceci est mon corps, qui est donné pour vous : faites ceci en mémoire de moi. Il fit de même pour la coupe, après le souper, disant : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est versé pour vous. »
Nous sommes le 14 de Nisan (mois du calendrier juif, à cheval sur mars et avril). Jésus sait que son arrestation et sa condamnation sont imminentes et qu’il n’aura pas le temps de partager avec ses disciples le repas pascal, qui cette année tombe le 15 de Nisan. Il l’anticipe. Cette Cène d’adieu n’a suivi qu’en partie les prescriptions rituelles de la Pâque juive. Elle est bien davantage qu’un simple repas commémoratif. Jésus se donne lui-même en nourriture, en victime expiatoire. Le pain est sa propre chair et le vin de la dernière coupe est vraiment son sang rédempteur, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle qui sera versé sur le bois de la Croix. La dernière Cène est la première messe.
Le déroulement du repas est difficile à reconstituer avec exactitude. Les Douze sont réunis autour de Jésus dans le Cénacle (salle à manger) y compris Judas Iscariote qui va le trahir dans quelques heures. Le repas se déroule d’abord conformément à la tradition : l’agneau pascal est consommé et les coupes de vin également. “Je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit venu.” Jésus parle ici du vin et non de son sang. Luc est le seul à distinguer la coupe profane consommée en début de repas, de celle qui, à l’issue de celui-ci, servira à l’institution de l’Eucharistie. Quoi qu’il en soit cette simple phrase montre, à quel point le vin concrétise le lien d’amour entre Jésus et les apôtres. “La table entre tous les convives établit le même niveau, et la coupe qui y circule nous pénètre, envers nos voisins, d’indulgence, de compréhension et de sympathie”. Les apôtres n’auraient pas contredit cette réflexion du grand écrivain catholique Paul Claudel.
Le vin est présent dans tous les moments heureux de la vie terrestre du Seigneur, mais désormais ce temps est révolu. Jamais plus sur cette terre les apôtres ne partageront avec leur maître le vin de l’amitié. Il pourrait y avoir une immense tristesse dans ce constat s’il n’y avait la perspective heureuse du banquet céleste, qui sera offert pour l’Éternité. Le repas pascal traditionnel achevé ou sur le point de l’être, Judas est démasqué par Jésus. Il lui donne l’occasion de se racheter mais le diable est entré en lui. Il se lève de table, quitte le Cénacle et s’enfonce dans la nuit pour accomplir son forfait. Le traître ayant disparu, la joie emplit l’âme du Seigneur. Il s’adresse à ses apôtres avec infiniment de douceur (Jn 13 33-35) : “Petits enfants, c’est pour peu de temps encore que je suis avec vous. Vous me chercherez, et, comme je l’ai dit aux Juifs : “Là où je vais, vous ne pouvez pas aller”, je vous le dis maintenant à vous aussi. Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres.”
En invitant ses disciples à communier à sa personne, le Christ anticipe sa mort et sa résurrection.
C’est à ce moment-là qu’au lieu des paroles rituelles sur le pain sans levain, Il rend grâce et prononce les paroles sacrées : “Ceci est mon corps, livré pour vous” puis il rompt le pain et le distribue aux onze apôtres. A la fin du repas, Il prend la coupe de vin réservée au prophète Élie (Mt 26 28): “Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude en rémission des péchés”. En invitant ses disciples à communier à sa personne, le Christ anticipe sa mort et sa résurrection. Il n’y aura plus désormais de sacrifices sanglants d’animaux ; son sang remplace définitivement celui des victimes innocentes offertes à Dieu. En face de ce grand mystère, les apôtres durent se souvenir de la promesse que Jésus avait faite à Capharnaüm (Jn 6 55-56): “Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui.”
Ils n’avaient pas compris ces paroles et les Pharisiens en avaient été scandalisés. Comment un homme peut-il donner sa chair à manger et son sang à boire ? Il ne s’agit pas ici d’une métaphore. “Ainsi donc, en mangeant la chair du Christ, notre Sauveur à tous, et en buvant son sang, nous avons la vie en nous, nous devenons comme un avec lui, nous demeurons en lui et lui demeure en nous. Il fallait donc qu’il vienne en nous de la manière qui convient à Dieu, par l’Esprit Saint, et qu’il se mêle en quelque sorte à nos corps par sa sainte chair et par son sang précieux que nous recevons en bénédiction vivifiante comme dans du pain et du vin.” Quand nous mangeons et que nous buvons, l’aliment est incorporé par notre corps. L’Eucharistie, au contraire, nous incorpore au Christ, pour nous unir à Dieu.