Qui a bien pu identifier, autour du divin enfant, un bœuf et un âne, pour que toute crèche qui se respecte place ces deux “radiateurs poilus” tout près de Lui ? Mais surtout que viennent-ils (nous) dire ? À la première question, chacun sait que la réponse ne se trouve pas dans l’Évangile. Point de gros herbivore dans la crèche de saint Luc, unique narrateur de la nativité. Seul un apocryphe tardif a repris la présence des deux bêtes, que de très anciennes fresques chrétiennes avaient fait figurer bien avant son auteur. Associés à une crèche, l’âne et le bœuf se cachent tout de même dans l’Évangile de Luc, dans la bouche de Jésus. Le Christ les évoque pour tancer le chef de la synagogue qui tente de le piéger à propos du repos hebdomadaire : “Hypocrites ! Chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache-t-il pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ?” (Lc, 13, 15) Certains verront dans ces paroles la réminiscence de l’aventure d’une naissance que lui ont racontée ses parents. Naître dans une crèche — comme aujourd’hui dans une voiture — est un sacré événement… dont on en parle encore !
L’âne biblique n’est pas si bête
L’explication “officielle” vient toutefois de l’ancien testament. Au tout début du livre d’Isaïe, figure le verset qui aurait légitimé les toutes premières représentations des deux animaux autour de l’enfant Jésus : “Le bœuf connaît son propriétaire, et l’âne, la crèche de son maître. Israël ne le connaît pas, mon peuple ne comprend pas” (Is, 1, 3). Nous avons en effet tous la nuque raide alors que, contrairement à l’idée reçue, l’âne n’est pas si bête ; surtout l’âne biblique : le judaïsme en fait même une monture royale, raison pour laquelle Jésus devra le chevaucher lors de son arrivée triomphale à Jérusalem. C’est aussi un animal de service — presque de compagnie — compagnon de voyage, certes têtu et plutôt lent, mais fort et endurant.
L’âne est par ailleurs — après le serpent — l’autre bête qui parle dans l’Ancien testament. Le prodige est suffisamment exceptionnel pour qu’on s’y arrête, d’autant qu’il préfigure Noël. Contrairement au reptile malfaisant, l’ânesse du prophète (ou devin) Balaam n’est pas là pour le tenter, mais pour alerter, guider et protéger son maître. Battue à trois reprises injustement, la monture de Balaam refuse d’avancer car elle a vu l’ange du Seigneur — c’est-à-dire, selon les exégètes, le Seigneur lui-même. Ce dernier ouvrant la bouche à l’ânesse, la bête proteste contre la maltraitance de son maître en lui faisant valoir que, jusqu’ici, elle a été fidèle et docile. Si elle cale, c’est qu’elle a une bonne raison. L’ange se révèle alors au prophète et confirme les dires de sa monture : si l’ânesse avait avancé, l’ange du Seigneur aurait tué Balaam et épargné l’animal, qui a donc sauvé la vie de son maître en lui résistant (Nb 22, 21-34). Ensuite, Balaam refusera l’ordre que lui avait donné le roi de Moab de maudire Israël. Au contraire, il bénira par trois fois cette nation, en annonçant le Messie : “Un astre se lève, issu de Jacob, un sceptre se dresse, issu d’Israël” (Nb 24,17)
Le représentant des gentils
Un âne qui discerne la présence de Dieu, mieux qu’un prophète — mieux que nous ! — n’a-t-il pas sa place dans la crèche ? Qu’on songe à ces poissons auxquels saint Antoine de Padoue décida de prêcher, faute d’êtres humains pour l’écouter, et qui opinèrent, tête hors de l’eau. Si l’âne de la crèche parlait, il pourrait sans doute raconter le voyage de Nazareth à Bethleem, exigé par le recensement. L’équipée sur cette monture aurait-elle accéléré l’accouchement ? Le même âne pourrait bien être aussi du voyage en Égypte… Quoi qu’il en soit, les pères ont estimé que l’âne docile de la crèche, tel qu’annoncé par Isaïe, représentait les gentils, auxquels l’Évangile est aussi destiné… Pour saint Grégoire de Nysse, la lourde charge que peut porter un tel animal symbolise les nombreuses idolâtries des incroyants.
Dans leur modeste crèche, prêtée à la sainte famille, que disent sans parole les deux humbles bêtes, attentives et contemplatives, que nous voyons siéger près du nouveau-né ?
Jésus a donc pu évoquer des ânes et des bœufs bien traités par leurs maîtres, un jour où il est interdit de travailler, et nous connaissons aussi l’âne parleur maltraité par Balaam. N’en déplaise à Descartes, l’animal domestique n’a rien d’une machine, et ses cris ne sont pas les grincements de rouages. C’est un être vivant, sensible, dont on prend soin — même quand il est destiné à la boucherie. On ne peut l’abandonner dans son étable privée de soins, comme on remise une automobile inerte dans son garage. Sans tomber dans l’antispécisme, la Bible encourage la bientraitance due aux animaux. Le catéchisme de l’Église catholique l’explicite : “Les animaux sont des créatures de Dieu. Celui-ci les entoure de Sa sollicitude providentielle. Par leur simple existence, ils Le bénissent et Lui rendent gloire. Aussi les hommes leur doivent-ils bienveillance.” Tout en légitimant la domestication, l’utilisation des animaux pour le travail et les loisirs, et même l’expérimentation médicale, “dans des limites raisonnables”, le même catéchisme prend soin de préciser qu’ “il est contraire à la dignité humaine [c’est nous qui soulignons] de faire souffrir inutilement les animaux et de gaspiller leurs vies. Il est également indigne de dépenser pour eux des sommes qui devraient en priorité soulager la misère des hommes”. Telle est la position d’équilibre du christianisme.
Au service des hommes
Dans ses paraboles ou ses allégories, Jésus évoque le travail de nos deux “santons” au service des hommes : il parle un jour de la meule “que tournent les ânes” et un autre de “cinq paires de bœufs” : un homme — qu’on suppose excessivement riche — vient de les acheter ; il prétexte devoir les essayer pour décliner une invitation au festin des noces éternelles. Petite leçon du bœuf à l’approche de la fête consumériste : gare à l’activisme qui nous détourne de l’essentiel ! Quelle sera notre priorité pour Noël entre le travail, les cadeaux, les agapes et la prière ?
Les pères ont vu dans le bœuf, animal casanier, qu’on attache — seul ou par paires — le symbole du peuple juif enchaîné à la loi. L’âne et le bœuf figurent donc l’humanité tout entière réunie autour de son unique sauveur. Les deux explications symboliques ayant été oubliées par la piété populaire, les autorités ecclésiales demandèrent, au XVIe siècle, qu’on supprime les deux animaux des représentations de la nativité. Elles les jugeaient peut-être indignes de figurer en si divine compagnie, ou trop distrayantes pour les fidèles. Le concile de trente (1563) a donc prohibé l’âne et le bœuf. Mais cette censure — imparfaitement observée — n’a tenu que deux siècles.
Le souffle de la vie
Heureusement ! À rebours du dualisme moderne qui sépare exagérément l’homme de la nature, n’est-il pas bienfaisant de réaliser que, dès sa naissance, l’Agneau de Dieu a vécu avec des animaux — d’abord domestiques et ensuite, au désert, sauvages ? “Les renards ont des terriers, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête” (Mt 8, 20). Devant notre crèche où repose l’enfant-Dieu, les santons des deux herbivores sont souvent représentés à une échelle réduite par rapport aux autres figurines, pour limiter leur encombrement ou symboliser leur discrétion. Pourquoi ne pas les considérer vraiment, fermer les yeux, et sentir leur présence animale ? Avant même l’arrivée des moutons, il y a leur souffle de vie, qui réchauffe l’enfant Jésus et ses parents, mais aussi leur odeur puissante. Près de Bourg-Saint-Maurice au début des années 1990, je suis entré, un jour d’hiver, chez un vieux paysan qui vivait encore dans une pièce unique avec ses vaches. C’était un festival olfactif ! La technologie nous a aseptisés. Elle nous fait croire que nous sommes indépendants des animaux…
Nous avons peut-être plus besoin qu’autrefois du bœuf et de l’âne. Dans leur modeste crèche, prêtée à la sainte famille, que disent sans parole les deux humbles bêtes, attentives et contemplatives, que nous voyons siéger près du nouveau-né ? “Gloire à Dieu, et pieds sur la terre aux homme qu’Il aime !” Elles nous aident à considérer l’incarnation, dans sa totalité, sans angélisme, ni panthéisme. Elles nous invitent aussi à entrer dans le mystère de la “fraternité universelle” car, avec saint Paul, “nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore” (Ro 8, 22).