L’Ukraine nous désespère. Ce conflit montre que les chrétiens se comportent comme les autres, ne tirent pas plus de leçons que les peuples dont la vérité n’éclaire point les mœurs et le jugement. Dans l’orthodoxie, ce monde illisible à nos yeux, christianisme et nationalisme sont reliés par le culte du territoire. Celui-ci est à l’orthodoxie ce que la vodka est à la boisson : c’est fort mais ça devient vite une faiblesse si on en est esclave. En Ukraine, les orthodoxes sont divisés. Les uns adhèrent au patriarcat de Moscou, les autres à l’Église orthodoxe indépendante dite “autocéphale” reconnue en 2018 par le patriarche Bartholomée de Constantinople. Cet acte mit fin à plus de 300 ans de tutelle religieuse russe. Le patriarche Kirill, son alter ego moscovite, prit ce Blitzkrieg en pleine barbe. Il dénonça un schisme. Avant les blindés poutiniens, l’Ukraine était déjà un terrain d’affrontement dans la guerre froide entre les deux capitales orthodoxes, Moscou, la plus puissante, et Constantinople, la plus prestigieuse. La guerre fit subir à Kirill un nouvel affront, infligé cette fois par ses propres troupes.
Sécession orthodoxe
Repassons le film. Le 27 février, au lendemain de l’attaque, ce grand inquisiteur appelle à la guerre sainte, voyant dans l’armée russe l’avant-garde des cavaliers de l’Apocalypse engagés contre les “forces du mal” qui “combattent l’unité” historique entre l’Ukraine et la Russie. Dans son élan, Kirill en profite pour exalter les valeurs traditionnelles et pourfendre un Occident “décadent”. Bref, ses chars ne sont pas ceux de la Gay Pride, on l’aura compris. Problème pour lui : le 28 février, les orthodoxes ukrainiens qu’il est censé contrôler, n’embrayant pas du tout sur ses incantations, lui disent “niet”. Ils appellent même à “cesser immédiatement les hostilités qui menacent de se transformer en une guerre mondiale”. Le métropolite Onufrij demande à ses ouailles de résister à l’invasion russe. Plusieurs prêtres locaux dépendant du patriarcat de Moscou exigent de rompre tout lien avec lui, certains appelant même à convoquer un concile national pour en décider. Douché, Kirill encaisse sans broncher, mais la claque est là et révèle une faille.La guerre vient de favoriser une conscience nationale ukrainienne par-delà les allégeances territoriales.
À l’époque des romans d’espionnage de Vladimir Volkoff, on y aurait vu un “retournement”. La chose est embarrassante pour Vladimir Poutine dont la carte mentale instaure une continuité entre le Parti communiste et le patriarcat de Moscou, le second, supprimé par Pierre le Grand (1672-1725), ayant été rétabli sous la Révolution de 1917. Dans l’esprit du Kremlin, l’Église orthodoxe russe devait prendre la suite du PCUS avec d’autant plus de facilité que le patriarcat de Moscou couvre de ses religieux les territoires perdus de l’ex-URSS. La dissidence ukrainienne, sorte de titisme religieux, menace le rêve de l’unité retrouvée. Jusqu’où ira cette sécession cléricale ? Est-elle une chance pour l’orthodoxie d’accroître son autonomie spirituelle, de se libérer de son caractère national ?
Autre question : les catholiques peuvent-ils jouer un rôle ? Pas simple. Le temps paraît bien loin, où, avec Jean Paul II, le réveil des nationalités opprimées par la machine à tuer soviétique coïncidait avec la renaissance des Églises martyrisées par le communisme. À l’époque, le pape était l’aumônier du camp du bien. Sa colombe de la paix décollait des porte-avions de l’Amérique reaganienne. Le pape François ne mobilise pas le même capital. Ses saillies antipopulistes, son tropisme pro-migrants, ne font pas de lui le Willy Brandt d’une nouvelle Ostpolitik, une politique d’ouverture à l’Est. Doit-il consacrer la Russie au Cœur immaculé de Marie, comme l’y enjoignirent, le mercredi des cendres,les évêques catholiques de rite latin d’Ukraine, présentsautour de Lviv la polonaise ? Il n’est pas sûr que ce geste ne soit pas interprété comme une tentative mesquine de la part de l’Église de Rome de profiter des turpitudes du monde orthodoxe.
Lui seul
François doit-il rencontrer Kirill ? Ce serait le coup du siècle. Peu probable en pareilles circonstances mais François est si imprévisible. Lui seul pourrait partir sur le front de l’Est, pour empêcher la Russie de se noyer en Ukraine. Lui seul pourrait, comme sur l’île de Lampedousa, poser face à la tragédie silencieuse, tel le pèlerin de la conscience du monde, tel Jean-Paul II au mont Nébo surplombant le désert de nos vies — qui est aussi une vallée de larmes. Lui seul l’Argentin pourrait aussi pointer le jeu dangereux de l’impérialisme américain, lui dire que la doctrine Monroe ne concerne pas l’Europe et que si l’Union européenne demeure le perroquet de Washington, il y aura peu de chance de raisonner Moscou. Apeurées, les sociétés européennes ne peuvent que se vassaliser davantage aux guirlandes d’un rêve américain encore scintillant, ainsi que se blottir frileusement contre le treillis du général OTAN. Les sanctions vont paupériser nos économies. Nous serons le grand perdant du conflit, s’il s’éternise.
Lui seul, médecin de campagne, avocat des causes désespérées ou discriminées, pourrait restaurer la Russie dans sa saine dignité. Lui seul pourrait proposer une solution viable. Pourquoi ne point partager l’Ukraine sur le modèle de la Belgique, avec Kiev comme capitale commune et charnière entre un Ouest pro-occidental et un est pro-russe ? On aurait hâte d’ouvrir les cartons de la diplomatie vaticane. Lui seul pourrait agir pour que le christianisme ne soit pas annexé par la tentation hégémonique. Être sur le Saint-Siège ne signifie pas qu’on reste dessus. François, comme Jean Paul II, l’a déjà prouvé.