À voir la manière dont un chrétien se recueille après avoir communié au pain eucharistique, un regard extérieur pourrait penser que la messe est une dévotion éminemment individuelle et strictement privée : “Moi et mon Dieu”, pour parler comme saint John Henry Newman. Heureusement, il n’en est rien. Loin de favoriser la tendance trop marquée au repli sur soi que nous constatons dans nos sociétés contemporaines, la participation à l’Eucharistie exorcise au contraire le maléfice de l’isolement.
Avec l’Eucharistie, Jésus a édifié un peuple
En venant dans le monde et en prenant notre nature, le Fils du Père n’est pas resté tout seul avec son individualité. En se faisant homme, il nous a tous portés et s’est identifié à chacun de nous. Aussi, en communiant à son corps eucharistique, le chrétien s’agrège-t-il à toute cette humanité que Jésus a assumée. En retour, en demeurant en nous sacramentellement, le Christ nous unit, en lui, les uns avec les autres. Communier aboutit de la sorte à faire grandir le Corps de l’Église. D’un côté, recevoir le corps eucharistique du Seigneur est l’acte le plus personnel que l’on puisse poser parce que, par lui, nous demeurons en Jésus et Jésus demeure en nous : quel profond mystère que celui par lequel le chrétien ne fait plus qu’un avec le Dieu-homme ! Toutefois, d’un autre côté, la finalité principale de l’Eucharistie consiste à bâtir l’Église de manière à ce que tous les hommes ne fassent plus qu’un entre eux et qu’ainsi ils participent à l’unité d’amour qui constitue l’Être divin de la Trinité : la communion du Père, du Fils et de l’Esprit. Voilà pourquoi le chrétien ne communie jamais isolément.
La confidence de Thérèse de Lisieux
L’Eucharistie bâtit la communauté. Cependant, avant même que cet effet ne se produise, ce n’est jamais en tant que personne seule que le chrétien reçoit Jésus à la messe. En effet, l’homme ne se construit jamais à partir de rien. Il est le fils de toute une ascendance charnelle et spirituelle. Nous sommes constitués de toutes celles et de tous ceux qui nous ont précédés. C’est la raison pour laquelle nous pouvons, en nous avançant vers la table eucharistique, faire communier à travers nous (même si c’est sous une forme différente et amoindrie de la communion sacramentelle) les personnes qui nous sont chères et qui ne sont plus de ce monde : elles représentent une partie de nous-mêmes. À ce titre, rien n’empêche de les amener au banquet pascal dont le Jésus est la puissante invitante, ou bien de les retrouver dans le Ressuscité qui remplit l’univers.
En communiant, nous recevons en plénitude l’Esprit saint qui est à la fois le baiser d’amour du Père et du Fils et l’âme de l’Église.
Écoutons à ce propos ce que qu’écrivait sainte Thérèse de Lisieux à propos de sa première communion et de l’absence de sa mère décédée quelques années plus tôt : “Oh ! non, l’absence de maman ne me faisait pas de peine le jour de ma première communion, le ciel n’était-il pas dans mon âme, et maman n’y avait-elle pas pris place depuis longtemps ? Ainsi, en recevant la visite de Jésus, je recevais aussi celle de ma mère chérie qui me bénissait, se réjouissant de mon bonheur” (Manuscrit A 35).
Se souvenir de nos bienfaiteurs à la table eucharistique
La messe est principe d’unité des croyants avec Jésus, d’unité les uns avec les autres, et ainsi principe d’unité avec la Trinité, parce qu’on ne peut pas faire un avec le Fils sans faire un, aussi, avec le Père et l’Esprit qui sont tous les Trois un seul Dieu. En communiant, nous recevons en plénitude l’Esprit saint qui est à la fois le baiser d’amour du Père et du Fils et l’âme de l’Église. Rien de moins “privé” que la communion ! En créant le monde, Dieu avait pour but de rassembler l’humanité en son Fils. Si bien qu’en Jésus ressuscité subsistent les fidèles défunts qui nous ont précédés, tous ceux que nous avons aimés, qui nous ont aimés et nous ont portés d’une façon ou d’une autre. De plus, comme l’amour concerne aussi les vivants, il nous est également loisible, à la messe, de prendre spirituellement avec nous les êtres que nous affectionnions mais qui ne fréquentent pas l’Église ou qui ne croient pas. Eux aussi nous constituent d’une certaine façon et font partie de notre être parce que l’homme est un être relationnel, une personne. Or, l’Église est la communauté au sein de laquelle cet amour pour nos frères et sœurs est appelé à grandir et à se manifester.
Uni à Jésus, non seulement nous serons en mesure de présenter nos prières à Dieu en faveur de nos amis, mais nous pourrons demander également que les mérites du Christ leur soient appliqués.
S’il n’est pas question de baptiser nos frères contre leur gré, il n’est pas interdit en revanche de s’avancer vers la table eucharistique avec la louable intention de les “représenter”, de les rendre présents en notre personne, devant l’autel de Dieu. Uni à Jésus, non seulement nous serons en mesure de présenter nos prières à Dieu en faveur de nos amis, mais nous pourrons demander également que les mérites du Christ leur soient appliqués. Un peu comme si, en marchant du même pas que nous en direction de la table du festin des noces de l’Agneau, à la rencontre du Christ, nos amis offraient eux-mêmes un sacrifice, ou plutôt LE sacrifice. En effet, nos sacrifices n’ont vraiment de valeur qu’unis à celui de Jésus qui leur ôte ce qu’ils ont d’imparfait en leur conférant la pureté d’amour capable de toucher le Cœur du Père.
Amener avec soi les absents à la table eucharistique
Si nous le voulons, il nous est possible de ne pas communier seuls. Dieu a créé le monde afin de réaliser cette communion universelle des hommes entre eux et de nous rendre capables, ainsi unis entre nous et avec son Fils, de Lui offrir notre amour mutuel comme sacrifice et hommage à Sa bonté. Car le meilleur hommage que nous puissions Lui rendre consiste à Le louer en Le remerciant de nous avoir donné la capacité de L’adorer mais aussi celle de nous aimer les uns les autres. Et quel plus cadeau pourrait-on offrir à un ami que celui de l’amener avec soi au banquet des noces de l’Agneau, en le prenant spirituellement avec nous au moment de communier au Corps eucharistique ?
Il ne dépend que de nous d’inviter tous les absents, décédés ou encore vivants, à la table eucharistique où nous nous rendons, pour notre part, en chair et en os lorsque nous participons à la messe. Jésus se fera un plaisir de les recevoir. Parfois, ce sont même nos chers défunts qui nous y accueilleront, comme ce fut le cas pour la maman de Thérèse de Lisieux le jour de sa première communion. Non, décidément, l’Eucharistie n’est pas une dévotion individuelle mais plutôt un mystère éminemment communautaire !