Quand j’ai cliqué pour télécharger le Rapport d’information de la délégation aux droits des femmes sur la pornographie publié cette semaine, mon ordinateur l’a bloqué “en raison d’un risque de sécurité potentiel”. Le fichier était pourtant parfaitement sécurisé. Mais j’ai trouvé cela cocasse. Bien sûr que ce rapport présente un risque ! Comment rester indemne en se mettant sous les yeux ces deux cents pages de Porno : l’enfer du décor, rédigé par quatre sénatrices, après six mois de travaux et d’auditions ?
Et pourtant, il le faut. Il faut regarder cette réalité en face. Nous sommes dans l’antre d’une monstrueuse et tentaculaire industrie, dont les colossaux profits n’ont d’égal que les faramineux dégâts qu’elle provoque, aussi bien sur les consommateurs — fréquents, occasionnels, ou accidentels — que sur les personnes exploitées par un système d’une violence et d’une perversité inouïe. Les témoignages de victimes dépassent tout ce qu’on imaginer.
Des chiffres vertigineux
Quelques chiffres remplacent souvent de grands discours. Le porno dans le monde c’est : 128 millions de sites, 136 milliards de vidéos regardées par an, 500 millions de recherches par jour, 35% des vidéos téléchargées, un quart de tout le trafic de vidéo en ligne, 16% du flux total de données sur l’Internet, une recherche sur ordinateur sur huit est du porno, une sur cinq sur mobile ; pour le géant du système, que je m’abstiens de nommer, 220.000 de ses vidéos sont regardées chaque minute dans le monde.
En dix ans, l’humanité a regardé l’équivalent de 1,2 million d’années de porno… Le prisme écologique n’a évidemment pas été oublié, apportant des éléments détonants : le porno, c’est 5% du total des émissions de gaz à effet de serre du numérique, ce dernier représentant 4% du total des émissions dans le monde. C’est autant que tout le CO2 émis dans un pays comme la Suède pendant deux ans. Comme quoi, le porno n’est pas qu’une pollution mentale, psychique, affective et culturelle. C’est aussi une pollution tout court.
Et pour une fois, on aurait aimé que la France soit classée dans les petits derniers, comme elle l’est malheureusement en Europe sur les questions scolaires ou sécuritaires. Et bien non, que nenni. La France est le quatrième plus gros consommateur de porno dans le monde ! La part de l’audience des mineurs est stupéfiante. Sept Français sur dix consulteraient mensuellement au moins une plateforme pornographique. Quant aux milliards générés, accrochez-vous : l’industrie pèse 140 milliards de dollars par an dans le monde et pourrait atteindre 200 millions en France.
Une drogue par excellence
L’autre aspect dont je veux parler, c’est le phénomène d’addiction, qui peut toucher tout le monde, quel que soit le milieu social ou familial, l’âge, le sexe, même si les hommes y sont plus vulnérables. Ce risque d’addiction n’est pas réservé “aux pervers”, il est lié au fonctionnement normal de notre cerveau.
Le porno est la drogue par excellence, car elle peut être consommée dans l’anonymat total, en tout lieu et en toutes circonstances.
En réalité, le porno est la drogue par excellence, car elle peut être consommée dans l’anonymat total, en tout lieu et en toutes circonstances avec une accessibilité hors normes, de manière totalement gratuite, et de manière infinie. Dans le cadre de son expérience professionnelle, une psychologue clinicienne spécialisée dans les addictions sexuelles et cybersexuelles — auditionné pour cette étude — relève une prévalence d’usage compulsif du porno d’environ 4% dans la population et de 11% chez les hommes.
Le porno active les mêmes zones que les drogues, transforme notre câblage neuronal, des études médicales montrent d’ailleurs des ravages cognitifs similaires. Ses effets sur la santé mentale et physique sont catastrophiques, les consommateurs sont sujets à des symptômes dépressifs et anxieux graves.
Les images porno, l’excitation sexuelle et la jouissance “à la demande” sur commande, et sans effort déclenchent une dose de dopamine — hormone du plaisir, de la récompense — très intense, quasi anormale. Rapidement, le cerveau s’y accoutume, y devient tolérant, au point que pour trouver le plaisir ou le soulagement, le cerveau demande de nouvelles doses, plus fréquentes ou plus intenses. D’où la constante surenchère de brutalité et de violence dans les contenus. Les doses de dopamine libérées en situation de visionnage de porno sont d’ailleurs si intenses que le cerveau ne réagit plus en situation réelle de relation sexuelle physique.
La fabrique du consentement par l’image
Le risque de développer des comportements addictifs apparaît d’autant plus élevé que la première exposition aux images a été précoce. La quasi-totalité des patients de la même psychologue clinicienne ont visionné des contenus pornos avant l’âge de 12 ans. Tous se souviennent des premières images dont ils ne parviennent pas à se défaire. Israël Nisand parle d’un viol psychique concernant l’exposition des enfants à des images pornos. Cette industrie est une atteinte à la dignité humaine.
Une menace pour toute la société qu’elle imprègne de violence et de stéréotypes comportementaux qui dégradent l’ensemble de notre culture et des relations humaines, surtout chez les jeunes. Pour reprendre les propos d’Elsa Labouret, porte-parole d’Osez le féminisme, “il ne suffit pas de ne pas en regarder pour ne pas être influencé”. La sociologue américaine Gail Dines évoque quant à elle une “société de cerveaux pornifiés”.
Quelle liberté ? Dans une tribune de février, le directeur général du think tank Familles durables, Rémy Verlyck, rappelait que chaque jour, nos écrans sont inondés par des millions de messages dont l’objectif est d’orienter nos choix et pensées. Omniprésents, ils façonnent notre vision du monde. C’est la fabrique du consentement analysée par notamment par Edward Herman, père assumé de la propagande politique moderne et neveu de Sigmund Freud, qui avait compris que si les humains pensent être gouvernés par leur raison, ils le sont en fait à leur insu par un subconscient hautement et facilement influençable par l’image. “On asservit les peuples plus facilement avec la pornographie qu’avec des miradors”, disait Soljenitsyne.
Se protéger
Le porno est une prison, dans laquelle il est possible de ne pas entrer mais aussi de sortir, de s’en sortir. Prévention et secours existent. Protégeons nos enfants de la pornographie, par exemple, est un livre précieux qui résume tous les aspects du porno, donne des clés et des outils utiles, pour comprendre ce phénomène, s’en prémunir, donner les bonnes armes aux jeunes, en parler, en réchapper. Écrit par Tanguy Lafforgue, spécialisé dans la prévention et l’accompagnement de l’addiction à la pornographie au sein du cabinet Cœur Hackeur, et Amaury Guilhem, il est publié chez Mame. Et pour approfondir dans la douceur et la miséricorde ce sujet douloureux, on puisera dans le sublime L’Amour vrai (Salvator) de Martin Steffens des forces pour aimer en vérité, pour aimer ce monde blessé.
Contre le porno, il y a du boulot. Il semble au moins que la prise de conscience soit là. Commencer sérieusement à éradiquer ce fléau, voilà ce qui serait enfin, un vrai progrès auquel on peut rêver.