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Les huit vies de la “cathédrale” de Francfort

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Saint-Barthélemy de Francfort

Camille Dalmas - publié le 19/04/23

Peu connue, la petite "cathédrale impériale" Saint-Barthélemy de Francfort offre, encore aujourd’hui, un témoignage unique de l’histoire du christianisme en terre allemande. Retour en huit étapes sur plus de 1000 ans pendant lesquels se sont bâtis, au gré de la construction, mais aussi de destructions et de rénovations de l’édifice, des rapports complexes entre le monde politique et l’Église.

Dans la skyline de Francfort, capitale européenne de la finance parfois surnommée “Mainhattan”, le clocher du “Kaiserdom” Saint-Barthélemy et ses 94,80 mètres de haut est un nain au milieu des buildings. L’église est posée au bord du Main, grand affluent du Rhin, à quelques mètres de l’ancien “gué des Francs” qui donne son nom au lieu. Autour d’elle, se trouve un petit quartier médiéval aux colombages trop impeccables pour être d’époque, où se dégustent les traditions culinaires locales : vin de pommes doré, fameuses saucisses de porc, pommes de terre à la sauce verte ou petits gâteaux à la pâte d’amande.

Contrairement à Cologne, les touristes sont peu nombreux à Francfort, et rares sont ceux à entrer dans la petite collégiale gothique en pierre rouge que tous les Allemands désignent abusivement comme “cathédrale”. Sa “Hallenkirche” gothique – “Église halle” typique d’Allemagne dans laquelle nef et vaisseaux latéraux sont de taille égale – a une dimension asymétrique étonnante, avec sa grande tour unique, ses portes rouges, ses chapelles latérales à côté du chœur. Le fruit d’une histoire étonnante, qui débute près de 1200 ans plus tôt.

Une chapelle palatine

En 840, Louis le Pieux, fils de Charlemagne, meurt sans avoir réussi à réconcilier ses fils. Après trois ans de batailles, ces derniers décident de se tailler chacun un royaume dans l’empire gigantesque conquis par leur grand-père. Le fils aîné, Lothaire, se réserve ce qu’on nomme alors l'”empire du milieu”, un immense royaume allant des Flandres jusqu’à la Toscane en passant par la Lorraine – francisation de Lotharingie, avec pour capitale Aix-la-Chapelle, considérée à l’époque comme une Seconda Roma. À l’est et à l’ouest, ses deux frères l’encerclent, avec Charles II en Franconie aquitaine – une partie de l’actuelle France –  et Louis II dit “le Germanique” en Franconie orientale – approximativement l’actuelle Allemagne.

Si l’histoire de Charles II, dit “le Chauve” est connue à l’ouest du Rhin – il donne naissance à la dynastie carolingienne française, celle de son frère “Ludwig” l’est beaucoup moins. Privé de la capitale de l’empire carolingien, Aix-la-Chapelle, le Germanique se voit forcé d’en choisir une. Son dévolu tombe alors sur Francfort, qui, selon la légende, aurait été fondée par son grand-père, véritable figure de référence de l’Europe de cette époque.

C’est dans ce contexte qu’est bâtie en 852, sur les restes d’une petite chapelle franque, la basilique du Sauveur, dans un style roman, comme le rappelle le site du Dom. C’est une église du palais – palatine. Elle est confiée à une collégiale – ou couvent – tenue par des chanoines. Cependant, Aix-la-Chapelle – et sa cathédrale où est enterré Charlemagne – est récupérée par Ludwig II à la mort du successeur de Lothaire II en 869.  La “seconde Rome” redevient la capitale.

Francfort reste cependant une cité “impériale”, ce qui garantit à ses habitants une certaine autonomie. Sa collégiale et la basilique attenante sont conservées et financées grâce au legs de nombreuses terres autour de la ville. Elle est alors placée sous la protection jalouse de l’archevêque de Mayence. Autour d’elle commence à s’organiser la vie chrétienne d’une cité en croissance, notamment avec l’installation progressive de foires qui feront sa richesse pendant le Moyen Age.  

Les reliques de saint Barthélémy

Aux alentours de 1215, un autre événement va bouleverser l’histoire du bâtiment : l’arrivée à Francfort d’une relique de saint Barthélémy, soit un des douze disciples du Christ. La légende raconte que la dépouille de l’apôtre de l’Arménie, de la Mésopotamie et de l’Inde a été rapportée vers l’Occident mais que le navire qui la transportait s’est échoué sur l’île de Lipari au large de la Sicile au VIe siècle. Elle y est conservée dans un monastère jusqu’à ce que l’empereur allemand Otton II la récupère à la toute fin du Xe siècle en translatant au moins une partie vers Rome dans un basilique située encore aujourd’hui sur l’île Tibérine, San Bartolome all’isola.

Au XIIe siècle, pendant les conflits entre l’Empire et le Saint-Siège, l’Italie est envahie à plusieurs reprises et les reliques sont régulièrement pillées. La cathédrale de Cologne hérite des dépouilles des Rois mages, jusqu’alors conservées à Milan, et celle de Francfort d’une partie du crâne de saint Barthélémy, dans des conditions peu claires. Fort de ce prestige qui renforce la légitimité spirituelle – contestée par les pontifes – de l’empire comme de la ville, la collégiale Salvator change de nom et devient la chapelle palatine Saint-Barthélemy en 1239. Pour honorer cette relique, commence alors la construction de l’église telle qu’on la connaît aujourd’hui, et en premier lieu de son chœur gothique, le plus vieux d’Allemagne.

Les “conclaves” du Saint-Empire

Le statut impérial de l’église du Sauveur est redoré en 1152, lorsque Frédéric I Hohenstaufen, dit Barberousse, est élu à la tête du Saint Empire dans sa nef. La cérémonie est suivie d’un couronnement comme “roi romain” qui se déroule alors à Aix-la-Chapelle et le couronnement impérial à Rome. Mais les relations avec les papes, à cette époque, se dégradent.

Les Hohenstaufen, très puissants, se mettent à la tête du mouvement gibelin, qui défend les prétentions du Saint-Empire contre la papauté. Cette dernière est soutenue pour sa part par la famille Welf – ce qui donnera le nom de leurs partisans, les “guelfes”. En 1167, Frédéric Ier prend Rome où il installe l’antipape Pascal III, qu’il force à canoniser Charlemagne. Ce dernier, considéré comme le fondateur de Francfort, est alors nommé saint patron de la collégiale de la ville – la canonisation de l’empereur sera cependant annulée par la suite par Rome.

Après la mort de Frédéric Ier, l’Église du Sauveur devient le lieu d’élection privilégié des souverains du Saint-Empire. Quelques années plus tard, pour asseoir sa légitimité, Othon IV de Brunswick, un Welf qui s’est débarrassé d’un empereur Hohenstaufen, Philippe de Souabe, décide de se faire réélire dans l’église en 1208, dix ans après avoir pourtant été déjà élu dans la cathédrale de Cologne.

 En 1356, l’élection dans l’église de Francfort, devenue peu à peu traditionnelle, devient une obligation avec la “Bulle d’Or” de l’empereur Charles IV en 1356 qui en fixe le cadre. Sorte de petit conclave, l’élection se déroule sous une fresque du Jugement Dernier d’une petite chapelle de l’église, à huis clos.

Trois princes-archevêques votent – Mayence, Cologne et Trêves – ainsi que les quatre princes-électeurs laïcs : le roi de Bohème – puis, à partir de 1623, le duc de Bavière -, le comte palatin du Rhin, le duc de Saxe et le margrave de Brandenburg. A partir de 1692, le duc de Brunswick-Lüneburg devient lui aussi électeur.

La cité des dix sacres

 Dotée de ce nouveau rôle prestigieux, la cathédrale est agrandie avec la construction de la grande tour gothique, « couronne de la ville », à l’ouest du bâtiment, qui durera pendant tout le XIVe siècle – et achevée sans la flèche actuelle. En 1509, la cathédrale se voit aussi offrir un morceau de la Sainte Croix acheté à Rome par un riche marchand de la ville, un nouveau signe de son prestige.

 En 1562, après son élection à Francfort, Maximilien II de Habsbourg décide de ne pas se rendre à la cathédrale d’Aix la Chapelle pour se faire couronner, pour des raisons météorologiques – une tempête empêchait le voyage. Il choisit alors de se faire couronner comme “Roi des romains” – titre qui désigne désormais l’empereur – sur place, dans l’église Saint-Bartholomée.

La cérémonie du couronnement impérial se déroule ainsi : après avoir été oint puis revêtu les “habits de Charlemagne”, le nouvel empereur reçoit devant l’autel, de la part de l’archevêque de Mayence, l’épée et l’anneau impérial. Puis il prend le sceptre et l’orbe avant que les trois archevêques électeurs posent ensemble la couronne impériale sur sa tête. Enfin il prête serment sur l’Évangile et est acclamé alors que résonne un Te Deum.

Neuf successeurs de Maximilien II viendront eux aussi se faire sacrer à Francfort, et ce jusqu’à François II, dernier suzerain du Saint-Empire, détruit par les armées napoléoniennes en 1806. Le prestige de la cérémonie vaudra à l’église, qu’on désignera alors comme «Dom», soit cathédrale en allemand, une riche rénovation qui entraîne la destruction de son jubé gothique.

Une parenthèse protestante

L’église de Francfort n’a pas été épargnée par les remous religieux qui ont secoué l’Allemagne au XVIe siècle. Les coûts importants engagés par la construction du bâtiment à la fin du Moyen Âge ont généré un fort mécontentement dans la cité, les chanoines levant d’importantes taxes pour la financer. Le discours de Luther trouve alors un écho très favorable auprès des bourgeois de Francfort… mais aussi chez le prince de Hesse. Résultat : l’église Saint-Barthélémy est divisée en deux en 1525. Le petit chœur de la paroisse est alors laissé aux catholiques tandis que la nef est donnée aux protestants.

La cohabitation se passe très mal : le réformateur protestant Dionysius Melander provoque une révolte iconoclaste pendant laquelle sont détruits de nombreux retables et reliques de l’église. En 1533, le catholicisme est tout simplement interdit à Francfort. La cité impériale fait alors partie de la Ligue de Smalkalde, soit celle des princes protestants. Ces derniers sont vaincus à la bataille de Mühlberg par Charles Quint en 1547, et doivent accepter les conditions de l’Intérim d’ Augsbourg. En 1548, la cathédrale est donc rendue aux catholiques.

Mais l’histoire protestante de Saint Barthélémy n’est pas terminée, puisque pendant la guerre de Trente Ans, les armées protestantes du roi de Suède Gustav Adolf prennent possession de la ville en 1631. La cathédrale est une nouvelle fois donnée aux protestants, qui dépouillent son intérieur. Elle ne redevient catholique qu’en 1635 avec la paix de Prague. Le soutien de familles marchandes de la ville de Côme en Italie permet de rendre son prestige au bâtiment et de financer de nombreuses ornementations baroques.

Les flammes du Kulturkampf

En 1802, lorsque Napoléon prend Francfort, la cathédrale, propriété des empereurs et confiée aux chanoines depuis 852, est donnée à la municipalité. La chute du Saint-Empire en fait une simple église paroissiale du diocèse de Limbourg. En 1866 éclate la guerre austro-prussienne pour le contrôle de l’Allemagne. Francfort est neutre mais malgré cela occupée par le roi de Prusse Guillaume Ier.

Un an plus tard, le 15 août 1867, un incendie éclate en pleine nuit dans un bâtiment proche de l’église, où le feu se propage à cause du vent. Toutes les parties supérieures en bois sont détruites, et l’intérieur est ravagé. L’occupant décide immédiatement la reconstruction du bâtiment, mais l’accident lui est imputé. L’incendie restera pendant de nombreuses années comme un symbole dans la mémoire des habitants de la ville, d’une réelle hostilité pour la Prusse. C’est la période du Kultukampf, qui se manifeste par la lutte entre les catholiques et la domination étatique protestante.

La reconstruction du bâtiment est menée par Franz Joseph Denzinger, un élève de l’architecte français d’Eugène Viollet-le-Duc, et partisan d’une restauration historicisante. Les nouveaux plans insistent donc sur les origines médiévales, dépassant même ses formes passées. La tour ouest est ainsi reconstruite et achevée par une flèche, prenant la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Largement détruite, la décoration baroque est remplacée par un intérieur néogothique. La reconstruction est achevée le 14 avril 1878.

Sous les bombes

Jusqu’en 1917, l’église est la seule paroisse de la ville. Pendant la période nazie, la cathédrale connaît des heures à nouveau difficiles. Pour participer à l’effort de guerre, huit de ses neuf cloches sont réquisitionnées et fondues. Mais le drame le plus important est celui des bombardements alliés, qui commencent en mars 1944.

Le 22 mars 1944, les forces aériennes alliées mènent un important raid sur la ville de Francfort, détruisant des milliers de bâtiments de la ville, en particulier l’ancien centre-ville gothique d’Europe centrale. Les bombes incendiaires réduisent ainsi en cendres les milliers de maisons à colombages qui entourent la cathédrale, laquelle est elle aussi directement atteinte par les explosifs. Comme en 1867, le toit et l’intérieur brûlent presque intégralement, mais la tour et les murs portants, bien que très abîmés, ont miraculeusement survécu. La nouvelle restauration commence en 1948 et finit en 1953. Sa forme d’alors est celle qu’on peut observer aujourd’hui.

Une simple paroisse européenne

Aujourd’hui, le “Kaiserdom” Saint-Barthélémy abrite la plus vieille paroisse catholique de Francfort, et reste la plus grande église du diocèse de Limbourg. Chaque année, “l’office de Charlemagne”, une messe pontificale, est célébrée le dernier samedi de janvier, pour tomber à proximité de l’anniversaire de la mort de  l’empereur, le 28 janvier. La figure impériale est, depuis plusieurs années, rattachée à sa dimension européenne – très présente à Francfort, siège de la banque centrale européenne – et un cardinal ou évêque d’un autre pays européen est généralement invité à prêcher. 

Dix courtes prières à dire quand on passe devant une église :

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AllemagneArchitecture
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