Le dernier livre de Matthew B. Crawford illustre à merveille cette fameuse phrase de Bernanos tirée de La France contre les robots. Précisons d’emblée que décrier la “civilisation moderne” ou la “pensée moderne” ne signifie pas être archaïque ou passéiste. Comme l’explique bien l’auteur américain, la pensée moderne est issue en droite ligne des Lumières. Elle constitue une rupture avec la pensée classique dans l’histoire de la pensée, et a donc une influence, à très long terme, sur notre manière de comprendre le monde et d’agir dans celui-ci. La pensée moderne croit que l’homme est un être autonome pour qui toute contrainte est une atteinte à sa liberté. À l’inverse de la pensée classique, qui constatait que l’homme est contraint par un certain nombre de choses, comme la nature par exemple. Il n’est pas un être déconnecté du réel, il est incarné. À ce titre, la doctrine de l’Église est radicalement anti-moderne.
Or, la vision de l’homme moderne a envahi nos sociétés. Tout est conçu pour le libérer de toutes contraintes, pour maximiser sa liberté. Cela tend cependant à vouloir fabriquer des hommes interchangeables, justes bons à consommer sans réfléchir. C’est le “projet d’émancipation des Lumières qui a fini par dégénérer”.
À la recherche d’un endroit pour penser
Matthew B. Crawford est parvenu à ce constat en observant que chaque moment de notre attention est vampirisé pour être détourné vers la consommation. L’idée d’écrire ce livre lui est venue après qu’il se fut aperçu, lors d’un paiement avec sa carte bleue, que l’intervalle entre chaque étape de l’opération était occupé par une publicité de quelques secondes. Cette vampirisation de notre attention conduit à une véritable “balkanisation de notre activité mentale”, dit-il. Sans cesse sollicitée, notre attention devient incapable de se concentrer longtemps ou encore de développer un vrai sens critique.
Pour l’auteur, il ne s’agit pas de s’opposer par principe à la technologie qui ruine notre attention mais de mener une réflexion sur ses fins. Devient-elle une fin en soi ? Est-elle conçue pour nous aider dans notre vie quotidienne, ou pour nous faire plus consommer ? “Ce ne sont plus tant les technologies elles-mêmes qui doivent nous préoccuper que l’intention qui guide leur conception et leur diffusion dans tous les domaines de la vie”, insiste-t-il.
Comment retrouver notre attention et ne plus être téléguidé ? Matthew B. Crawford a résolu le problème en arrêtant de travailler dans un think-tank où on lui demandait de plier la réalité à des théories politiques. Il a ouvert un atelier de réparation de motos. Mais tout le monde ne peut pas s’offrir un changement de vie aussi radical. À notre niveau, si nous prenions le temps d’éteindre parfois nos engins connectés et si nous avions conscience que nous sommes des êtres incarnés, ce serait déjà un grand pas en avant…
Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouverde Matthew B. Crawford. La Découverte, février 2016, 21 euros.