Les Turcs sont appelés aux urnes le 24 juin 2018 pour des élections présidentielles et législatives qui pourraient voir l’actuel président Erdogan doté de pouvoirs inédits. Tancrède Josseran, spécialiste de la Turquie, diplômé en Histoire de Paris-IV Sorbonne et attaché de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée (ISC), nous propose son décryptage.
Aleteia : Pourquoi Erdogan organise-t-il ces élections anticipées, est-ce de la fébrilité de sa part ?
Tancrède Josseran : Il est dans une situation périlleuse. Le pays continue d’afficher une croissance insolente, 7% en 2017, mais elle repose surtout sur le BTP, et l’on pourrait avoir un scénario d’effondrement à l’espagnole. Or la légitimité de ce président repose en grande partie sur son bilan économique. Il faut ajouter à cette donnée l’intervention turque en Syrie, à Afrin. Elle lui a conféré une image conquérante, qu’il veut utiliser avant qu’elle ne s’émousse. Enfin, il est au pouvoir depuis 15 ans, et son parti, l’AKP, connaît l’érosion. Il a donc toutes les raisons stratégiques de tenter “un gros coup”.
Pourtant, c’est un pari risqué, car il est loin de faire l’unanimité.
Bien sûr, il est attaqué aussi bien par les Kémalistes favorables à un état laïque que par les nationalistes qui trouvent qu’il ne va pas assez dans leur sens. Mais il ne faudrait pas enterrer Erdogan trop tôt ! Il a pour lui l’habitude du pouvoir, et les Turcs ont tendance à préférer une poigne de fer au saut dans l’inconnu ! Malgré un autoritarisme assumé, sa ligne islamo-conservatrice, qui mêle promotion des valeurs traditionnelles et économie de marché, trouve encore un large écho.
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Pourquoi l’islam est-il toujours au cœur du débat démocratique en Turquie ?
Parce qu’à présent, l’islam est la glue qui unit les électeurs d’Erdogan, lui seul les rassemble. La Turquie est profondément divisée. Entre Turcs et Kurdes, entre ruraux et urbains, entre habitants des gecekondu (bidonvilles) et nouvelle bourgeoisie. L’islam scande une grammaire commune. Elle est un repère pour un petit peuple angoissé par la modernité, le boom économique, la transformation de la société. Erdogan sait que beaucoup de ses compatriotes craignent l’implosion d’une société marquée par les divisions sociales, religieuses, ethniques.
Peut-on espérer, malgré tout, une meilleure intégration des chrétiens dans la société turque ?
Erdogan est cet homme qui rénove une église bulgare à Istanbul, vante la coexistence pacifique de l’époque ottomane avant de comparer les Européens aux croisés. Il n’y a là qu’une contradiction apparente. Pour conserver de bons rapports avec l’Occident, il peut tout à fait s’entendre avec les chrétiens d’Orient. Même s’ils éprouvent encore de grandes difficultés à recouvrer leurs biens fonciers, par exemple, ces chrétiens ne représentent aucune menace pour la Turquie. Ils ne sont donc pas une cible pour le pouvoir central. En revanche, les chrétiens évangéliques qui convertissent des musulmans au christianisme sont perçus comme un danger. Erdogan a intérêt à réprimer leur action, ne serait-ce que pour donner des gages à la frange la plus conservatrice de son électorat.
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Est-ce dans cette logique que le pasteur Andrew Brunson a été emprisonné par les autorités turques ?
Je ne le crois pas. Bien sûr son activité représentait une gêne pour Ankara, mais dans le cas de ce pasteur évangélique, je crois qu’il fut surtout arrêté parce qu’il est américain. Ankara accuse les États-Unis d’avoir orchestré le putsch raté du 15 juillet et de refuser d’extrader celui qui en serait l’instigateur, l’imam Fethullah Gülen. Probablement, les autorités détiennent le pasteur comme un gage, qu’elles ont l’intention de monnayer.