Le cadavre de Gambetta doit frétiller d’aise dans son cercueil. Sa fameuse dénonciation en 1877 : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi » (du peuple), a lancé le mouvement qui a abouti en 1905 à la séparation entre l’État et l’Église – ou plus exactement à la décision prise par les politiques alors au pouvoir de faire des affaires privées de ce qu’à la suite de Bonaparte ils ont nommé les « cultes ». Et comme l’Église romaine était largement majoritaire en France, « anticléricalisme » était une manière d’éviter d’appeler ouvertement « anticatholicisme » ce dessein de marginalisation des expressions de foi, en attendant qu’elle devienne invisible ou du moins négligeable dans le paysage socio-culturel.
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Or voilà qu’aujourd’hui, le parti laïcard n’a plus le monopole de l’anticléricalisme, car les catholiques eux-mêmes font leur le slogan de Gambetta ! Le clergé serait l’ennemi non plus du peuple au sens démocratique du mot, mais du peuple de Dieu… Le cléricalisme serait la source de tous les maux : non seulement les prêtres qui contrôlent tout empêcheraient les laïcs de participer activement et pleinement à la vie de leurs communautés, mais encore le prestige (revendiqué et/ou reconnu) des ministres ordonnés leur vaudrait une espèce d’impunité – comme le suggèrent les sinistres histoires d’aumôniers pédophiles qui ont usé de leur autorité pour abuser d’innocents avant que le scandale soit nié ou étouffé pour ne pas nuire à l’image de l’institution en général et du sacerdoce presbytéral en particulier.
Le cléricalisme laïc
Cette mise en accusation du cléricalisme a un mérite : c’est qu’elle ne vise pas uniquement le clergé et aussi les laïcs, portés à ignorer ou négliger les faiblesses humaines leurs prêtres et en tout cas à exclure a priori qu’ils soient capables de renier ce qu’ils prêchent. Mais il faut aller bien plus loin : ce qui est en cause n’est pas simplement la complicité passive des fidèles qui refusent de croire que le père X ou l’abbé Y qui fait des sermons si admirables se rend coupable d’abominations. Car les laïcs qui s’engagent généreusement et prennent des responsabilités – que ce soit parce qu’ils sont associés à des tâches apostoliques ou de gestion des communautés, ou pour compenser le manque de prêtres – ne sont pas immunisés contre les tentations du cléricalisme. « C’est un péché qui se commet à deux, comme le tango ! Les prêtres veulent cléricaliser les laïcs et les laïcs demandent à être cléricalisés, par facilité », a dit, avec son génie des formules percutantes et sa faconde argentine, le pape François dans une interview dès 2016.
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Ceci veut dire que le cléricalisme n’est pas propre aux prêtres, mais pose le problème de l’exercice dans l’Église des pouvoirs attachés aux missions. Ce n’est pas d’un côté le clergé et de l’autre le peuple ; c’est plutôt une caste composée de prêtres et de laïcs actifs, face au reste des fidèles plus ou moins assidus et convaincus, consommateurs plus ou moins occasionnels de sacrements et de spiritualité, malhabiles à témoigner de leur foi qui n’est pourtant pas nulle. Bien des paroisses sont façonnées à la longue, davantage que par leurs curés successifs qui ne sont là que pour un temps, par des bénévoles inamovibles. Malgré leur bonne volonté, faute de formation et du prestige (sans parler des charismes) de l’ordination sacramentelle, ces « amateurs » ne valent pas les « pros » aux yeux des croyants moins impliqués, qui ont cependant du mal à sentir dans la même catégorie que cette élite. C’est ainsi que le cléricalisme étendu fait que le catholicisme n’est plus populaire au meilleur sens du terme.
Du cléricalisme partout
Il serait toutefois aussi injuste que ruineux de s’en prendre à ces laïcs engagés. Il faut d’abord observer que le cléricalisme n’est pas propre au catholicisme. On le retrouve dans les autres Églises. Dans certains cas, la personnalité des pasteurs et les attachements qu’elle suscite ont d’autant plus d’importance que leur ministère n’a pas de dimension sacerdotale et ne s’inscrit pas dans une continuité à travers l’espace et le temps. Ailleurs, le rôle essentiellement liturgique dans lequel est cantonné le clergé fait surgir parmi les fidèles des « maîtres spirituels ». Et ceux-ci font des adeptes, qui se croient plus saints et purs que le peuple ordinaire. Des phénomènes semblables s’observent dans toutes les religions.
Le cléricalisme est encore décelable jusque dans le monde profane, où toutes sortes de gourous se taillent ce qui ressemble fort à des paroisses, animées par des inconditionnels enthousiastes dont le prosélytisme n’a des succès que limités. À cet égard, on peut mentionner La Trahison des clercs, publiée en 1927, cinquante ans après que Gambetta a lancé son slogan. Ceux que visait là Julien Benda, qui avait été proche de Péguy, n’étaient pas les prêtres, mais ceux que nous appelons aujourd’hui les intellectuels. Il reprochait à tous ces gens instruits et beaux parleurs de prêcher du haut de leurs chaires, au lieu de vérités intemporelles, des idéologies ou des nationalismes. Benda est d’ailleurs lui-même tombé dans le piège qu’il signalait en devenant à la fin de sa vie (après la Seconde Guerre mondiale) « compagnon de route » du communisme, trompé par son universalisme ou son messianisme.
Le prêtre irremplaçable
Si le cléricalisme est partout, le catholicisme a, pour s’en prémunir, des ressources qui n’existent pas au dehors. Cela veut dire que le remède ne réside pas dans davantage de démocratie. Il consiste sans doute au contraire en une redécouverte du caractère singulier et irremplaçable du ministère sacerdotal, reçu non pas de la petite communauté cléricalisée afin de confirmer la mission que chacun y remplit, mais dans le cadre de la succession apostolique. Le prêtre est celui qui ne rappelle pas simplement, mais actualise et concrétise que, si l’homme peut se tourner vers Dieu, c’est parce que Dieu vient à lui le premier et le rejoint concrètement à travers ceux qu’il choisit pour parler et agir en son nom, avec sa toute-puissance libératrice dans les sacrements. Et cette vocation ne se limite pas au « culte », mais comporte également l’enseignement et le gouvernement de la communauté à laquelle est envoyé celui qui a été consacré par l’évêque, ainsi que la prière d’intercession du berger pour son troupeau et la direction spirituelle des âmes.
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Si le cléricalisme dans l’Église est l’abus de pouvoir non par le seul prêtre, mais par tous ceux qui avec lui et parfois à sa place jouent un rôle dans les communautés, alors on règlera la partie majeure (au moins quantitativement) du problème en décléricalisant les laïcs qui font de l’Église leur affaire. Ils n’en seront que mieux à même d’aider le prêtre à servir comme lui seul le peut et en résistant aux tentations de domination. Cela ne les empêchera pas de servir eux aussi, selon la vocation commune et acléricale de tous les baptisés, le peuple de Dieu où tout le monde ne peut pas être aussi engagé qu’eux et qu’ils ne représentent pas à eux tout seuls. Le tout est de ne pas confondre la participation jamais totale ni parfaite à la vie ecclésiale avec la démocratie où seules comptent les voix qui s’expriment.