On entend dire à peu près partout que les sociétés occidentales sont désenchantées, pour reprendre une expression de Marcel Gauchet, c’est-à-dire laïcisées, ayant expulsé tout sentiment religieux, en tout cas tout sentiment religieux collectif. Ce n’est pas tout à fait exact. On voit en effet apparaître et s’affermir un courant religieux nouveau, qui prend la forme d’un néopaganisme. Il ne s’agit pas, évidemment, de signifier par-là que nos contemporains vont sacrifier à Jupiter ou invoquer Junon. Le néopaganisme contemporain est un paganisme sans dieux et sans mythologie, mais il présente toutes les autres caractéristiques du paganisme.
Chacun son dieu
Quelles sont ces caractéristiques ? En premier lieu, l’idée qu’il y a autant de vérités que de dieux : autrement dit, il n’y a pas de vérité unique, pas plus qu’il n’y a de dieu unique. Il n’y a que des morceaux de vérités, nécessairement partielles et relatives, des opinions dont aucune ne peut dire la vérité du monde. En second lieu, il n’y a pas d’autre réalité que la nature et le sensible, le « ici » et le « maintenant », et si une expérience approche de la vérité, c’est celle-là seule que nous faisons avec notre corps et avec nos sens. Naturellement, cette expérience ne peut être que singulière puisque la vérité d’un corps à un moment donné n’est pas la vérité de ce corps à un autre moment et puisque cette vérité ne s’échange pas entre les corps. De là, cette conviction qu’il n’y a pas d’universel, mais uniquement des subjectivités singulières dont le rapport au monde est une affaire privée, qui n’est pas généralisable.
“Il ne s’agit plus que de célébrer le corps et sa consommation, la fête étant à elle-même sa propre fin (…)”
Le résultat est que ces caractéristiques confluent toutes dans un culte de l’immanence, de l’horizontalité du monde et de la vie, et, corrélativement, un refus agressif de la transcendance, quelle qu’elle soit mais en particularité lorsque celle-ci s’exprime comme révélation d’un dieu unique. Cette hostilité de principe à l’égard d’une révélation systématiquement accusée d’être “autoritaire”, “totalitaire”, “intolérante” est finalement le principal lieu commun de notre époque. Elle est partagée par des esprits aussi différents que la nouvelle droite attachée à retrouver la « véritable » religion de l’Occident que la nébuleuse New Age, le féminisme radical réhabilitant les sorcières, l’hédonisme à la Michel Onfray, plus ou moins conceptualisé. Elle s’exprime aussi dans le culte moderne de la fête, où, à la différence de la fête chrétienne, qui est toujours commémoration s’inscrivant dans une histoire, il ne s’agit plus que de célébrer le corps et sa consommation, la fête étant à elle-même sa propre fin, niant, le temps de son exaltation, tout avant et tout après.
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L’impossible neutralité
Peut-être comprend-on mieux, dès lors, la naïveté du discours sur la neutralité religieuse de notre société, qui devrait être respectée parce que, seule de son espèce, elle instaurerait une « démocratie » des cultes, placés sur un strict pied d’égalité. Lorsque le discours dominant dans le christianisme occidental invite, au nom de la Modernité, à se réconcilier avec une société contemporaine idéalisée, qui garantirait nécessairement la pluralité des expressions, et donnerait ainsi toutes ses chances au christianisme, il porte nécessairement à faux. Car « neutre » ou « plurielle », la société occidentale contemporaine ne l’est aucunement — en tout cas certainement pas sur le plan religieux. Elle prône en effet systématiquement un modèle de religiosité dont j’ai essayé de décrire plus haut les principaux traits. Comprendre pourquoi elle prône ce modèle nécessiterait une analyse dépassant de beaucoup la portée de cet article, et requérant sans doute des explications multiples, théologiques, socio-économiques, d’histoire des mentalités… Mais la prédominance de cette religiosité ne se discute pas.
“L’esprit du temps consent à ce que l’on reste un sectateur du Dieu unique, mais à la stricte condition que cela reste dans toute la mesure du possible un secret de la conscience (…)”
Une religiosité dominante
Il ne suffit pas, du reste, de parler de « prédominance ». Car cette religiosité du néopaganisme ne se satisfait pas d’être. Elle veut aussi dominer. Aussi prend-elle soin d’investir tous les domaines et de pousser toujours plus loin cet investissement, afin qu’il ne soit plus possible d’être religieux autrement qu’à travers ce néopaganisme, sauf à passer pour un esprit réactionnaire, fondamentaliste, intolérant… Autrement dit, l’esprit du temps consent à ce que l’on reste un sectateur du Dieu unique, mais à la stricte condition que cela reste dans toute la mesure du possible un secret de la conscience (et, de plus en plus, un secret un peu honteux), qu’il ne s’agisse que d’une simple opinion assumée comme telle, et que le dieu auquel on croit soit aplati au point d’être nébuleux et vague et de ne formuler aucun commandement précis, sauf peut-être le commandement de ne formuler aucun commandement.
Se pose dès lors la question de savoir comment être chrétien dans ce monde. Je veux dire comment être sérieusement chrétien car après tout, être chrétien selon ce monde, aux conditions que je viens de mentionner, ne pose pas de problème à grand monde, et peut même susciter une indulgence amusée ou apitoyée, sur le modèle du fameux « comment peut-on être persan ? » de Montesquieu. Mais, si l’on prend le christianisme au sérieux, comment le vivre vraiment dans un monde dont les dieux sont ailleurs et qui, à raison de ces dieux, ne peut pas ne pas être hostile au christianisme ? Car, entre le néopaganisme occidental et le christianisme comme jadis entre le christianisme et le paganisme antique, d’une toute autre grandeur pourtant, aucun compromis n’était possible.
Le mépris du corps et du temps
Ce n’est point d’ailleurs là où on les pense spontanément, que les différences sont irréconciliables. Le christianisme, religion de l’incarnation, n’a pas peur du corps, contrairement à ce que la Modernité tente de nous enseigner laborieusement depuis Nietzsche. Il suffit, pour s’en convaincre, de visiter une église baroque et de la contempler vraiment, de se laisser emporter par sa sensualité tournoyante. De même, le christianisme ne maudit pas l’ici et le maintenant de l’immanence au nom d’un arrière-monde, il les transfigure. Mais le véritable gouffre qui sépare christianisme et néopaganisme est une affaire de temps.
“Le néopaganisme est, au fond, une religiosité de bien-portants, de satisfaits qui n’attendent rien de plus du monde et de la vie (…)”
Le néopaganisme nie le temps ; il n’a rien à dire sur lui, puisqu’il n’est que répétition d’expériences, de moments fondamentalement immobiles puisque tout étant donné d’entrée, il n’y a jamais vraiment rien de neuf. Le néopaganisme est, au fond, une religiosité de bien-portants, de satisfaits qui n’attendent rien de plus du monde et de la vie et, effectivement, la bourgeoisie urbaine qui constitue le public privilégié du néopaganisme est une classe de bien portants et de satisfaits qui n’attendent rien d’autre du temps que la répétition de leur confort. Le christianisme, au contraire, est une religion du temps qui commence avec une origine, passe par une incarnation et va vers une destination que l’on appelle, en théologie chrétienne, un Salut.
Sans crainte ni timidité
Si la conciliation est effectivement impossible entre le néopaganisme et le christianisme, parce que le premier veut le présent, éternellement, tandis que le second veut l’éternité, dès à présent, alors que faire ? Certainement pas se réfugier dans la nostalgie paralysante du pensé, la fétichisation des formes et les rêves impossibles de restauration. Certainement pas se résigner à l’exil intérieur ou s’abandonner à un fatalisme désespéré au spectacle de la ruée inarrêtable des barbares. Mais, bien plutôt exercer, à temps et à contretemps, comme dit l’apôtre, sans présomption mais aussi sans timidité ni crainte, la critique résolue d’une religiosité qui n’est pas, qui ne sera jamais la nôtre : une religiosité qui prétend attacher de force l’homme à l’ici et maintenant de ce monde, le soumettre aux exigences prétendument naturelles de son corps et de ses « instincts », lui interdire les chemins du rêve et de l’infini, la nostalgie de cet étrange « ailleurs » qui hantait Rimbaud, que l’homme n’a jamais habité et pourtant dont le pressentiment le fait vivre et aimer…
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