Au Japon, surtout à Kyôto qui est le conservatoire des traditions, il existe une coutume ancestrale, celle de contempler les fleurs de cerisiers au printemps et la neige en hiver. Il ne s’agit point d’un acte anodin, un simple regard distrait jeté sur la nature, mais un rite quasi religieux. Des fenêtres sont d’ailleurs prévues spécialement dans les cloisons coulissantes, les shôji, pour permettre cette contemplation de l’intérieur des maisons. Ainsi, les hanami-mado sont-elles les fenêtres pour contempler la floraison (hana = fleur, mi = voir, mado = fenêtre), les yukimi-mado sont-elles celles pour profiter de la beauté de la neige (yuki =neige).
Certes, il ne s’agit là que d’un principe esthétique au plus proche de la nature, mais il est possible de le transposer dans le domaine spirituel, notamment pour le carême qui approche. Rien de pire que de se laisser surprendre par ce temps liturgique essentiel à notre croissance et notre purifications intérieures. Si nous ne nous préparons pas — et tel est le but de la Septuagésime qui est le marchepied pour entrer dans la pleine pénitence — nous attraperons le train au passage sans prêter attention à ce qui nous entoure et qui doit nous aider à nous lancer vers la conversion.
Ne pas rater le coche
Préparons-nous une fenêtre pour contempler le Carême : une shijunsetsumi-mado (shijusetsu, carême). Avant de nous risquer dehors, de nous jeter dans le cœur de l’action, cette contemplation soutiendra notre désir de ne pas rater le coche cette fois et de mener à bien des résolutions et des engagements raisonnables et non point le fruit de notre imagination débridée et de notre boulimie spirituelle condamnée à l’échec.
Comment jugerions-nous un chef de guerre ne prenant pas d’abord le temps de jauger les forces ennemies en présence, leur position, et se lançant sans réflexion dans la mêlée ?
Comment jugerions-nous un chef de guerre ne prenant pas d’abord le temps de jauger les forces ennemies en présence, leur position, et se lançant sans réflexion dans la mêlée ? Chaque année pourtant, ou presque, nous rassemblons en hâte nos hardes lorsque le temps est venu d’entrer dans ce carême qui ne nous enthousiasme guère, et nous nous précipitons sans enthousiasme, les dents serrées, ne souhaitant qu’une chose, que ces semaines peu aguichantes s’écoulent le plus rapidement possible. Nous oublions que nous sommes cependant en situation d’urgence pour ne pas négliger cette opportunité qui nous est donnée pour remettre en ordre notre âme en jachère ou en sommeil.
Notre âme est empesée
Nicolás Gómez Dávila notait, dans ses Carnets d’un vaincu : « Ce qui préoccupe le Christ des Évangiles ce n’est pas la situation économique du pauvre mais la condition morale du riche. » Si un très grand nombre de chefs-d’œuvre du patrimoine culturel français sont aujourd’hui en danger, nos âmes surchargées sont encore plus en péril, elles qui ne figurent sur aucune liste de protection et de conservation. À chacun de manier la truelle pour restaurer celle qui dépend de lui. Nous sommes bien empêtrés dans la condition morale du riche des Saintes Écritures, même si nous ne sommes pas tous millionnaires. Notre âme est empesée par tant de couches inutiles surajoutées au cours des ans. Nous n’avons guère procédé à un ravalement de façade et les chirurgiens esthétiques qui font fortune avec les chairs qu’ils étirent et déplissent sont bien impuissants à refaire une beauté à l’âme qui nécessite des soins autrement délicats. S’il suffisait d’une liposuccion pour aspirer la graisse du péché, ce serait en effet bien pratique, mais le sacrement de pénitence qui élimine toutes les scories n’est pas toujours utilisé comme il le mérite, encore un trésor négligé et à l’abandon de notre héritage chrétien.
Le carême est le moment de sortir le miroir de sa housse, d’ouvrir la fenêtre donnant sur le champ de notre monde intérieur.
Se placer à la fenêtre du carême nous permettrait de détailler le paysage de notre âme telle qu’il est, sans mensonge, sans faux semblant. Nous aimons nous tromper nous-mêmes, comme à tricher sur la balance qui affiche soudain les kilos redoutés. Demeurer dans sa bulle, ne rien regarder, ne rien contempler, ne réfléchir sur rien nous évite bien des tourments sur le moment, mais nos entrailles continuent de gémir. Notre facile charité elle-même est le signe de notre refus de jeter un œil sur notre propre jardin. Georges Bernanos, dans Le Dialogue des Carmélites, a cette formule : « Qui s’aveugle volontairement sur le prochain, sous prétexte de charité, ne fait souvent rien autre chose que de briser le miroir afin de ne pas se voir dedans. » Le carême est le moment de sortir le miroir de sa housse, d’ouvrir la fenêtre donnant sur le champ de notre monde intérieur. Nous découvrirons des amoncellements de choses inutiles, néfastes, des foyers potentiels de putréfaction. Il ne suffit pas de vaporiser tout au long de l’année pour se défaire de la pourriture.
Le bonheur de se découvrir pécheur
Accoudons-nous à la fenêtre du carême car, en soulevant le rideau, nous apercevrons le bonheur qui se dessine, non point celui qui est proposé à longueur de slogans par le monde aveugle, mais celui promis par le Maître de l’Évangile, ce Bonheur défini ainsi dans le Désespéré de Léon Bloy : « Le Bonheur, mon cher père, est fait pour les bestiaux… ou pour les saints. » Il s’agit du bonheur de se découvrir pécheur pardonné si nous empruntons le chemin de retour, si nous délaissons le vieux monde, si nous contemplons par la fenêtre le royaume promis et à portée de main. La couleur violette de la pénitence du carême débouche sur le rose des fleurs de cerisiers, bien au-delà du dimanche de Lætare, sur le blanc éclatant et sur les ors foudroyants du soleil levant, ressuscité.
Dans Le Soleil de Satan, Georges Bernanos signalait que « le mal, comme le bien, est aimé pour lui-même, et servi ». À chacun de refuser de s’en rendre esclave, en désherbant au fur et à mesure que poussent les herbes folles.
À la fenêtre du carême, nous devinons l’édifice construit pour nous par le Sauveur. Paul Claudel, dans son Journal, livre ces deux images puissantes : « Le Christ sur la Croix accomplit la plénitude de ses devoirs d’état » et « Jésus chargé de sa Croix comme un maçon l’est de briques et de mortier ». Si Notre Seigneur a tant peiné, serions-nous soudain dispensés de tout effort, nous serait-il donc permis de prendre à la légère le Salut en considérant que, de toute façon, nous y avons droit et qu’il suffit de le saisir à l’aveuglette ?
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Le carême nous rappelle combien nous devons être des ouvriers — de la première, de la dernière, de toutes les heures, peu importe — à l’image du Christ qui a sué sang et eau, et larmes, et s’est vidé de son Sang pour nos beaux yeux, si ingrats, si peu enclins à Le contempler pour Le suivre sans hésitation. Dans Le Soleil de Satan, Georges Bernanos signalait que « le mal, comme le bien, est aimé pour lui-même, et servi ». À chacun de refuser de s’en rendre esclave, en désherbant au fur et à mesure que poussent les herbes folles. En poste à notre fenêtre pour accueillir le carême avec tranquillité, nous serons capables d’analyser la situation et de préparer les moyens qui s’imposent pour refaire à neuf notre cour carrée. Il y flotte déjà le parfum des fleurs de cerisiers.
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