Tout être vivant, immergé dans la complexité du monde, doit composer avec sa réalité. Cette complexité est une ressource : chacun — selon son espèce — vit en interaction avec les éléments de cette complexité qui l’intéressent, lui permettent de vivre, prospérer et se reproduire. L’être humain ne fait pas exception : lui aussi doit habiter la complexité qui l’entoure pour y puiser de quoi élaborer un milieu aimable ; il y sera en relation avec d’autres êtres humains et le reste de la Création. Cela lui demande de simplifier la complexité de son milieu, car elle dépassera toujours son entendement, et de faire confiance à d’autres êtres humains pour déchiffrer une part de cette complexité qui lui échappe.
Dans la nature, tout interfère
Par essence, le réel est tellement complexe et nous sommes tous obligés de le simplifier pour l’appréhender et en faire part. Nous lui attribuons donc les mots qui nous permettront de le concevoir et d’en parler entre nous. Ainsi, sous le regard d’un néophyte de passage, un « pâturage » situé au bord d’un fleuve, sera un espace de terre uniforme et plat recouvert d’herbe où paissent des animaux. Seuls l’éleveur et le naturaliste, héritiers de générations d’observateurs, auront conscience de la diversité des plantes qui y poussent, mais aussi de l’illusion que donne sa surface plane. En réalité, certaines zones — en imperceptible surplomb — sont moins humides, et d’autres sont inondables. Il n’y prospère pas les mêmes « herbes »… Et que dire de ce mot herbe ? Une prairie pourra offrir une variété d’écosystèmes hébergeant des dizaines d’espèces de plantes, dont dépendent toute une chaîne d’animaux… Avec le cycle de l’eau, la succession des saisons accroîtra cette complexité. Par ailleurs, chacun sait que les écosystèmes ne sont pas étanches. Tout communique, tout interfère, tout est lié. Et tout évolue siècle après siècle. Nos mots, qui figent et simplifient à outrance le réel, s’avèrent soudain réducteurs, pauvres, caricaturaux…
Des spécialistes sont en mesure de tirer parti des trésors offerts par la Création encore à découvrir…
Je suis donc heureux qu’existent des experts qui connaissent la complexité de ces milieux vivants et leur histoire, en tirent parti pour accomplir leur tâche et — grâce à leur coopération — sont en mesure de nous en faire connaître une part de la richesse, et de promouvoir leur protection.
L’adhérence des pattes du gecko
Même constat quand il s’agit de s’inspirer du monde animal. Plus l’on s’approche du réel, plus sa complexité saute aux yeux. Observons un gecko, ce petit reptile méconnu, se suspendre d’un seul doigt à l’envers d’une vitre ! L’adhérence stupéfiante de ses pattes est désormais expliquée : des spatules microscopiques terminant les minuscules poils que portent ses doigts génèrent une puissante force électrostatique (dite interaction de Van-Der-Waals). Ce système « d’adhérence sèche », par proximité de ces micro-spatules (on en compte environ mille millions par gecko !) avec les molécules de surface de la vitre, ne nécessite ni ventouse, ni adhésif chimique. Une aubaine pour les chercheurs qui en ont tiré l’invention de systèmes d’accrochage par des filaments de silicium. Ils pourraient équiper des robots destinés à dépolluer l’espace des débris satellites que nous y avons accumulés.
On dit le gecko « bio-inspirant ». À contempler la diversité des formes des pattes de ce seul genre de lézard, selon ses multiples espèces, on est saisi de vertige ! Heureusement, des spécialistes sont en mesure de tirer parti des trésors offerts par la Création encore à découvrir. Je leur fais confiance.
Des chiens robots ?
Hélas, ma confiance s’érode soudain quand d’autres experts en robotique prétendent avoir inventé un robot qui remplacerait le chien familier pour certaines personnes âgées ! Que s’est-il passé ? Peut-on ignorer que le chien, être vivant sensible, fragile et mortel, est bien plus qu’une machine ? Ses ancêtres ont co-évolué avec les nôtres : certains anthropologues estiment même que l’aide de cet habile compagnon de chasse expliquerait en partie que l’homo sapiens l’ait emporté sur l’homme de Néandertal, pourtant fort doué. D’un prédateur nous avons fait le gardien de nos moutons. Nous l’avons spécialisé en orientant ses multiples races. À notre contact, il est devenu affectueux, joyeux, fidèle. Avons-nous le droit de profiter de la faiblesse de certains pour les tromper par un artifice d’affection ? Il reste encore beaucoup à découvrir des interactions thérapeutiques entre un vrai chien et un être humain. Même si des personnes âgées ainsi abusées semblent y trouver leur compte, j’avoue mon malaise quand on conçoit une machine pour singer la vie.
Enfermé dans le silo hyperspécialisé de son domaine technologique, sourd aux autres champs de compétence, faisant l’impasse sur la complexité du réel, tout expert risque de devenir totalitaire, en perdant le sens. Et notre confiance.