Profite. Profite bien ! Ne recevons-nous pas ce conseil à longueur de temps ? C’est quasiment devenu un réflexe de Pavlov, un slogan qui ponctue chaque conversation, qu’elles portent sur les loisirs, une éclaircie, le plat du jour, un passage chez le coiffeur ou la visite d’un proche. Est-ce vraiment un conseil, d’ailleurs ? N’est-ce pas plutôt un ordre que nous nous intimons les uns aux autres ? C’est quand même l’impératif, que ce temps qui ponctue nos “profite” !
Ce “profite” sonne comme un moyen auquel se raccrocher désespérément, comme s’il pouvait ralentir cette course folle ou, au moins, faire retomber les moments qui nous plaisent un peu moins vite.
Cette habitude est venue récemment dans le cours d’une conversation avec un collègue qui me l’illustra avec cet exemple amusant : « Quand on me dit “Profite bien de tes enfants”, désormais, je réponds “Et bien non, je ne tire aucun profit de mes enfants”. » Derrière ce verbe on entend, il est vrai, « faire des profits, des bénéfices, prospérer, réussir dans ses entreprises ». Tire-t-on profit de ses proches ? Dans un monde où tout se monnaye et se raisonne désormais en termes de « charge mentale », ça ne doit pas manquer d’arriver.
Camoufler ses peurs
Quand on fait un détour dans l’histoire de ce mot, on découvre chez Rabelais, dans Pantagruel, que profiter signifie « se développer, croître ». C’est ce sens qui prime sûrement lorsqu’on s’exclame « Oh, il a bien profité ce petit ! » à des parents qui présentent leur joli bébé potelé. D’ailleurs chez La Fontaine, profiter se réfère directement aux aliments, puisqu’être profitable c’est être assimilable.
D’où vient que ce mot soit si répandu aujourd’hui ? Je n’ai pas la prétention de l’expliquer. Je me demande juste s’il ne camoufle pas des peurs. La peur du temps qui nous file entre les doigts. La peur de la mort. La peur du vide, de l’ennui. Voir même, la peur de la peur ? Si nous voyons notre vie s’écouler comme le temps dans un sablier, chaque seconde qui passe est une seconde de moins à vivre. Et ce sablier ne se retourne pas. Il y a un sentiment d’irréversible. Ce « profite » sonne alors comme un moyen auquel se raccrocher désespérément, comme s’il pouvait ralentir cette course folle ou, au moins, faire retomber les moments qui nous plaisent un peu moins vite. « J’aurais dû en profiter plus », qui ne se lamente ainsi, à la fin de ses vacances ?
Une œuvre qui mûrit
Mais si nous retournons notre regard, nous pourrions voir la vie, non comme un sablier qui se dégarnit, mais comme une œuvre qui mûrit. Au lieu de déplorer notre vie qui diminue, nous pourrions retourner notre regard et contempler notre vie qui a grandi. Et se dire « Waouh ! un jour de plus s’est encore ajouté à ma vie »… Cela nous aiderait à passer moins de temps à avoir peur de ne pas profiter des bons moments, et plus à mesurer ce qui est bon dans chaque instant. Au XIVe siècle, profiter signifiait aussi « faire des progrès, s’améliorer ». Alors, profitons bien !