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James Joyce, un centième anniversaire à oublier

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NurPhoto via AFP

La statue de James Joyce dans une rue de Dublin.

Jean Duchesne - publié le 08/02/22

Cent ans après la parution d’"Ulysse" de James Joyce, Jean Duchesne, spécialiste de littérature anglo-saxonne, juge qu’il n’est sans doute pas indispensable de se (re)plonger dans un ouvrage qui n’a séduit que certaines élites.

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Les pages culturelles des médias n’ont pas manqué ces derniers temps de signaler et célébrer le centième anniversaire de la parution à Paris d’Ulysse, le roman de James Joyce (1882-1941), salué comme bien plus qu’un best-seller et même mieux qu’un chef d’œuvre : un monument de l’histoire de la littérature, de la civilisation, voire (tant qu’on y est) de l’humanité. Mais si l’on ne s’est pas joint à ce concert d’hommages, si l’on n’a pas réussi à finir le livre après l’avoir commencé puisque c’est un must, ou si l’on n’a pas seulement l’idée d’y mettre le nez, on peut se dispenser également de culpabiliser. Essayons d’expliquer pourquoi.

De la classe de Balzac et Proust, vraiment ?

Il s’agit d’abord d’un pavé de 1.200 pages dans l’édition Folio chez Gallimard. Le lecteur est prévenu par l’éditeur que tout se passe en une journée de 1904 à Dublin : « À partir des déambulations, élucubrations, rencontres et solitudes de trois personnages […], Joyce récrit l’Odyssée d’Homère. […] Le roman foisonne d’échos internes, de réminiscences, de choses vues et entendues, digérées et métamorphosées. En même temps que Proust, Joyce écrit le grand roman de la mémoire et de l’identité instable. Dans ce livre qui tient de l’encyclopédie et de la comédie humaine, l’auteur convoque tous les styles, tous les tons — y compris comique —, du monologue intérieur au dialogue théâtral. La lecture d’Ulysse est de ces expériences déterminantes qui changent notre perception du roman comme notre vision du monde. »

En fait, l’expérience tourne généralement court. Le rapprochement avec Homère, La Comédie humaine de Balzac et Proust (dont on marquera en novembre prochain le centenaire de la mort — on peut déjà s’y préparer) laisse perplexe. Le souffle et le ton épiques de l’Odyssée (commedel’Iliade) demeurent prenants car à travers la luxuriante diversité des épisodes, on suit le fil d’une histoire. Les œuvres de Balzac et de Proust sont bien plus amples et l’on peut les aborder par petits morceaux, avec chacun une unité et une direction narratives, le point de vue du conteur et la manière restant constants, en exploitant les ressources de la langue commune. On ne saisit bien sûr pas tout du premier coup. Mais on peut découvrir des résonances en soi, revenir tout seul au texte et commencer à « lire entre les lignes ». 

Autorité des critiques plutôt que de l’auteur

Dans le cas de l’Ulysse de Joyce, ce n’est pratiquement possible que sous l’aiguillon de critiques dithyrambiques et de doctes professeurs. L’autorité est ici celle non pas de l’auteur, mais d’une élite de maîtres à penser ou d’« influenceurs ». Il n’y a pas d’intrigue, de scénario ni d’enjeu manifeste. Le genre littéraire change sans cesse (du récit classique au monologue sans ponctuation, en passant par des dialogues sans situation, des expressions médiévales ou empruntées à d’autres langues que l’anglais, de l’argot moderne et des pastiches de divers types). Les allusions savantes sont généralement soit indétectables soit indéchiffrables : le rapport avec tel ou tel personnage de l’Odyssée paraît forcé ; et tout cela requerrait une érudition que l’école ne transmet plus et que les médias n’ont guère vocation à entretenir. 

Les spécialistes disent d’ailleurs que ce n’est pas une version modernisée des légendes homériques et qu’il y a bien d’autres allusions et références cachées — à Dante, Shakespeare, Swift, Nietzsche et même Thomas d’Aquin, à l’histoire et à la condition irlandaise opprimée par les Britanniques, à l’inadéquation de la réponse religieuse aux désirs et frustrations à l’ère de l’urbanisation, etc. On a donc là un art qui n’est pas du tout populaire ni universel, en ce sens qu’il serait ouvert à chacun et l’ouvrirait au-delà de ses perceptions immédiates et habituelles. On se trouve au contraire infantilisé, sous la dépendance d’une espèce de clergé culturel, au service d’une idole dont il se sert peut-être plus encore qu’il ne la sert.

La création artistique : langue étrangère ?

Joyce lui-même ne semble pas avoir ambitionné d’être statufié à la manière d’un Victor Hugo, « génie » de la langue française. On se demande plutôt si, au long de sa vie, rarement facile et heureuse, il n’a pas été à l’étroit dans tous les cadres, y compris celui de la langue anglaise. Ce faisant, il est arrivé à ce que Claude Mauriac (le fils de François) a appelé de l’« alittérature » : l’écrivain recrée le monde par le verbe qu’il se fabrique avec des mots et une syntaxe qui sont pure invention ou empruntent sans vergogne à tous les systèmes linguistiques à sa portée, en bousculant les conventions littéraires. C’est ce qui a donné le « nouveau roman », lequel paraît toutefois d’une rassurante limpidité à côté de Finnegans Wake, dont les traducteurs sont héroïques, puisque la langue de départ est indéterminable. Joyce y a travaillé pendant quinze ans après son Ulysse, qui n’était donc qu’une étape…

Ce phénomène ne s’observe pas qu’en littérature. De même, dans les arts désormais dits « plastiques », réalisations, installations et happenings sont souvent incompréhensibles sans les pédantes explications des commissaires d’exposition, galeristes et autres commentateurs ou experts qui « éduquent » le regard du public, lequel sinon se demanderait en vain ce qu’on cherche à « dire » ou veut lui vendre, parce que le langage utilisé lui est étranger. Semblablement, la musique dodécaphonique, sérielle, aléatoire ou spectrale revendique le prestige de la recherche et de l’avant-garde, dans des niches culturelles inaccessibles aux « ploucs », « beaufs », ilotes, béotiens et autres conformistes obtus qui sont légion.

Communiquer ou seulement s’exprimer ?

Tout ceci ne signifie pas que l’art des XXe et XXIe siècles n’est plus qu’ésotérique. Ainsi, l’abstrait et le non-figuratif en peinture et en sculpture ont acquis « droit de cité » jusque dans les catégories de la population où l’on est moins sensible aux modes intellectuelles et esthétiques. Mais en littérature, le succès par snobisme de textes illisibles sans décodage ne compense pas l’audience qu’a perdue la poésie qui, sans avoir besoin de gloses, évoque bien davantage qu’elle ne dit en faisant chanter la langue commune. Et le style narratif du conteur, qui n’est pas si éloigné de l’oral transcrit, demeure un moyen efficace de communication — et pas seulement d’expression — pour donner à percevoir aussi bien les défis à relever que les mutations profondes qui les suscitent et le tragique foncier de la condition humaine.

C’est pourquoi sans doute, mieux que des ouvrages d’historiens ou de sociologues, Balzac donne de comprendre la société de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, et Proust celle de la France à la veille de la Première Guerre mondiale. Par-delà ces contextes, ils identifient les ressorts intemporels des comportements humains (les amours, l’argent, le rang social) et Proust révèle de surcroît les mécanismes de la mémoire affective. Il est permis d’estimer que Joyce ouvre moins d’horizons, que ce soit sur l’Irlande à la veille de son accession chaotique à l’indépendance ou à travers la variété et l’épaisseur de ses personnages — sans parler de la sophistication dissuasive de son écriture. À cet égard, il ne sera pas inintéressant de noter que Michel Houellebecq, l’auteur français qui est tenu pour offrir l’image la moins complaisante de la société française actuelle, se déclare convaincu de l’inanité des recherches formelles et est réputé pour son style « blanc » ou « plat » — un anti-Joyce, en somme.

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