Alors que le procès de l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray se poursuit devant la cour spéciale d’assise jusqu’au 9 mars Adrien Candiard, dominicain vivant en Égypte, a été auditionné jeudi 17 février afin d’ “éclairer l’instruction” sur la dimension religieuse d’un tel acte. “Il y a une façon de sauver les religions en disant que tout ce qui en sort de mal est un dévoiement. C’est une manière facile de s’en tirer”, indique-t-il à Aleteia. “Incontestablement les auteurs ont agi au nom de leur religion, et on ne peut leur refuser de l’avoir cru.”,
Aleteia : Quel a été le contexte de votre audition ?
Adrien Candiard : J’ai été auditionné sur la suggestion de l’archevêque de Rouen, Mgr Dominique Lebrun, qui s’est lui-même constitué partie civile. Il a souhaité dès l’instruction que la dimension religieuse soit prise en compte dans la mort du père Hamel au nom de la foi mais également dans ce que cela signifiait pour les auteurs. Il a donc suggéré mon nom en tant qu’islamologue et spécialiste en théologie islamique pour éclairer l’instruction à ce niveau-là en considérant qu’on ne pouvait pas faire le tour de la compréhension de l’acte sans chercher le sens proprement religieux.
À quel courant appartenait des deux terroristes qui ont tué le père Hamel ?
N’ayant pas accès au dossier je ne peux répondre qu’avec prudence. Il me semble que les assassins eux-mêmes n’étaient pas des gens très structurés, ils n’étaient pas des intellectuels, mais ils se réclamaient de Daech, qui a d’ailleurs revendiqué l’attentat. Cela les inscrit dans la mouvance d’un salafisme violent qu’on appelle le djihadisme.
Le djihadisme est une branche politique et violente issue du mouvement salafiste.
Quelle articulation y a-t-il entre islam, salafisme et djihadisme ? Comment le salafisme s’inscrit-il dans l’islam ?
Le salafisme est un mouvement de réforme de l’islam apparu au XIXe siècle. Devant la domination de l’Occident au plan militaire, technique, économique, des musulmans ont cru trouver l’explication de leur faiblesse dans l’abandon, par le monde musulman, de ce qui avait fait la force de l’islam primitif. Ils prônent donc une réforme qui passe par le retour à un islam des origines, évidemment fantasmé, l’islam des salaf (terme arabe qui désigne les premières générations musulmanes). Ce mouvement remet en question les autorités traditionnelles de l’islam, celles qui se sont construites au cours de l’histoire, au nom d’un islam pur, antérieur à toute élaboration historique. Ce mouvement a connu diverses formes, mais depuis la fin du XXe siècle, il cherche à s’imposer comme l’orthodoxie de l’islam, après avoir été longtemps assez marginal, au détriment des autorités traditionnelles. Le djihadisme est quant à lui une branche politique et violente issue du mouvement salafiste, où elle est très minoritaire ; elle considère que l’imitation des salaf passe par une lutte armée contre le monde entier — à commencer par les musulmans qui n’appartiennent pas à leur mouvance.
L’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray est-il un dévoiement de ce qu’ils pensaient être leur religion, l’islam ?
Il y a une façon de sauver les religions en disant que tout ce qui en sort de mal est un dévoiement. C’est une manière facile de s’en tirer. Incontestablement les auteurs ont agi au nom de leur religion, et on ne peut leur refuser de l’avoir cru. Il faut à ce titre remarquer que le sentiment d’horreur devant ce meurtre ressentie et exprimée avec force par de nombreux musulmans, n’est pas seulement profond et sincère, mais encore fondé sur des références islamiques solides. On peut notamment citer ce verset du Coran, qui souligne le respect que les musulmans doivent au clergé des chrétiens : “Tu constateras que les hommes les plus proches des croyants par l’amitié sont ceux qui disent : ‘Oui, nous sommes chrétiens !’ parce qu’on trouve parmi eux des prêtres et des moines qui ne s’enflent pas d’orgueil.” (sourate 5, verset 82). Mais dans le même temps, on peut aussi trouver dans la tradition musulmane des éléments qui justifient l’action des assassins.
Le cheikh Google est salafiste. Les mouvements salafistes y compris djihadistes ont énormément investi Internet.
Comment en arrive-t-on à commettre ces attentats au nom de l’islam et de Dieu ?
Le problème est que l’on a une tradition musulmane riche, foisonnante, avec des dizaines de milliers de textes parfois contradictoires. Ces deux hommes, comme tant d’autres, se sont retrouvés privés des structures traditionnelles d’interprétation des sources de l’islam — les autorités académiques chargées pendant des siècles d’opérer ce travail d’organisation et de hiérarchisation — et se sont retrouvés sommés d’interpréter les normes par eux-mêmes. Les autorités traditionnelles de l’islam étant en perte de vitesse et délégitimées, ils ont donc certainement consulté le célèbre « cheikh Google ». Or le cheikh Google est salafiste. Les mouvements salafistes y compris djihadistes ont énormément investi Internet.
Qui sont-ils ?
Des prédicateurs, des organisateurs, des sergents recruteurs… Ce sont eux qui ont rendu l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray possible, y compris mentalement. Pour arriver à envoyer, en bout de chaîne, deux individus en mal de reconnaissance commettre un attentat, il faut au préalable tout un monde pour bâtir une idéologie, une vision du monde, pour l’adapter, la diffuser ; ceux qui font ce travail-là ne sont pas des marginaux ou des fous.
Vous êtes-vous senti à votre place lors de cette audition ?
Il y a une volonté très grande de la part des parties civiles et de la Cour de faire de ce procès un lieu d’apaisement, de sortie par le haut de cette confrontation entre chrétiens et musulmans que Daech a voulu nous imposer. Les prises de parole de Guy Coponet, le paroissien grièvement blessé lors de l’attentat, et de Roseline Hamel, la sœur du père Jacques Hamel, vont justement dans ce sens. Les victimes et, à travers la Cour, la société française n’acceptent pas ce face à face mortifère, mais essayent de comprendre, d’élargir et d’avancer. Dans ce cadre-là, l’islamologie n’est sans doute pas l’élément essentiel, mais elle doit s’efforcer de jouer son rôle.
Propos recueillis par Agnès Pinard Legry