Alors que la France se préparait à vivre des années parmi les plus sombres de son histoire, le prince des poètes, Paul Fort, publia, hors librairie, un volume de poésies intitulé : Livre d’espérance. La joie française vaincra les temps sans joie. Hélas, les temps mauvais ne se limitent pas à des frontières géographiques ou temporelles. Telle est la destinée de l’homme, sous tous les cieux, depuis qu’il a cédé à la violence, fruit du péché originel. La tragédie de Caïn et d’Abel se reproduit sans cesse et il est faux d’affirmer que nous apprenons de notre expérience avec la confrontation, le crime et la guerre.
Les bruits et la fureur de cette dernière finissent toujours par mourir car les hommes se lassent, exténués, exsangues et se laissent alors porter un instant par la sagesse. Lorsqu’ils ont repris leur souffle, refait leurs forces et que le sang coule à nouveau dans leurs veines, ils se relancent les uns contre les autres, frères ennemis jusqu’à la fin des temps, et répandent de nouveau ce sang pour lequel le Précieux Sang a pourtant coulé.
Le chrétien est particulièrement démuni face à la violence et à la guerre car il est un être écartelé, sachant qu’à l’exception des grandes lois de la nature qui assurent l’harmonie de la création, tout bascule, à un moment ou à un autre, dans le conflit. Il est partagé entre le tremblement et la fascination, mysterium tremendum et mysterium fascinans. Inquiet de la division présente en son âme, il sait que la violence s’oppose à la liberté intérieure et que, malgré tout, elle a aussi modelé en grande partie l’Histoire, y compris dans ses réalisations les plus nobles et les plus hautes. Le chrétien se retrouve à cloche-pied, en position instable, car il ne peut accepter les deux positions, très tranchées pour le coup, qui lui font face : l’une, héritée de la plus haute Antiquité grecque, doctrine développée par certains Présocratiques comme Héraclite, consiste à justifier la violence sans aucun problème de conscience et à la considérer comme une nécessité, ce qui est l’option choisie par Nietzsche et Marx notamment ; l’autre, plus récente mais non moins mortelle, qui regarde la violence comme inacceptable, quelles que soient les circonstances, pacifisme prêt à toutes les soumissions pour éviter ce qu’il regarde comme un mal absolu.
L’Église maintiendra toujours la suprématie de la vérité dans la paix, tout en acceptant, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, la nécessité d’une violence contrôlée pour combattre une violence injuste et sans limite.
Ces deux doctrines ont le mérite d’être parfaitement claires et de ne point torturer l’esprit une fois qu’il a adhéré à l’une ou l’autre. Le chrétien est lui plus vulnérable car il tolère la violence comme un moindre mal dans certains cas, violence proportionnée, contrôlée, ceci pour la survie des communautés humaines, de la cité terrestre, tout en gardant au cœur le feu de la cité de Dieu. Il sait aussi, puisqu’il est dans le monde sans être du monde, que le pacifisme le plus béat est le plus sûr moyen de préparer la violence la plus extrême parce que ne tenant pas compte du juste équilibre des personnes et des peuples qui ne partagent pas tous les mêmes intérêts.
La violence légitime
Gustave Thibon a cette belle formule lorsqu’il aborde le problème de la violence pour la conscience chrétienne : “un maquis de plantes épineuses” (Les Hommes de l’éternel). Dans l’absolu et l’idéal, Dieu ne supporte qu’une seule violence de notre part, non point celle qui s’exerce contre le prochain mais celle qui le prend pour cible, mais uniquement dans l’ordre spirituel, dans la prière. Tertullien, par exemple, souligne que Dieu aime être l’objet pressant de demandes humaines lors des prières communautaires : “Nous nous assemblons comme si de concert nous voulions emporter par nos prières ce que nous lui demandons : c’est une violence qui lui est agréable” (Apologétique, ch. 39). Cette violence spirituelle n’a rien de commun avec la violence sauvage dont l’homme est capable dans ses relations avec ceux de son espèce et avec les êtres des autres espèces. La sagesse grecque, pourtant dans des cités également guerrières, affirmait déjà, notamment avec Platon, que l’amour est incompatible avec la violence (Le Banquet), ce que reprendra chrétiennement Blaise Pascal :
“C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre ; quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge ; mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales : car il y a cette extrême différence que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque, au lieu que la vérité subsiste éternellement et triomphe enfin de ses ennemis ; parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même” (Les Provinciales, XIIe).
Ainsi, face à la violence, le chrétien qu’est Pascal oppose l’espérance eschatologique et la foi dans le triomphe de la vérité, ceci même si l’histoire ponctuelle ne suit pas forcément cette direction à cause de la mauvaise volonté des hommes. La coopération des hommes de bonne volonté ne suffit pas toujours à maîtriser la violence irrationnelle entretenue par le Malin. Malgré tout, l’Église maintiendra toujours la suprématie de la vérité dans la paix, tout en acceptant, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, la nécessité d’une violence contrôlée pour combattre une violence injuste et sans limite : violence éducatrice, puisque l’enfant doit être éduqué par la restriction de sa liberté afin de le préparer à devenir vraiment libre ; violence répressive des forces de l’ordre et de la justice qui permet à une société de vivre dans l’harmonie ; violence défensive car chaque état se doit d’assurer la sécurité de son peuple grâce à une guerre juste, proportionnée, s’il y a agression, révolution ou tyrannie.
L’Église ne prêche pas pour la lâcheté mais pour une réponse appropriée à la violence, jusqu’à utiliser une violence maîtrisée pour lutter contre ce qui est abominable et injuste.
La force de la raison
Il est bon de relire l’admirable et poignant message-radio du pape Pie XII pour appeler à la paix, le 24 août 1939, quelques jours avant le début de la guerre le 1er septembre, et s’adressant aux gouvernants et aux peuples :
“À ceux-là, pour qu’après avoir renoncé aux accusations, aux menaces et aux causes de la méfiance réciproque, ils tentent de résoudre les divergences actuelles par le seul moyen approprié, c’est-à-dire par des ententes loyales ; à ceux-ci, pour que, dans le calme et dans la sérénité, sans agitation désordonnée, ils encouragent les tentatives pacifiques de ceux qui les gouvernent. C’est par la force de la raison, et non pas par la force des armes, que la justice fera son chemin, et les empires qui ne sont pas fondés sur la justice ne sont pas bénis de Dieu. La politique affranchie de la morale trahit ceux-là mêmes qui veulent qu’elle soit ainsi. […] Que les forts Nous écoutent pour ne pas devenir faibles dans l’injustice. Que les puissants Nous écoutent s’ils veulent que leur puissance n’amène pas la destruction, mais qu’elle soit un appui pour les peuples et une protection pour la tranquillité de ceux-ci dans l’ordre et dans le travail. […] L’âme de cette vieille Europe qui est l’œuvre de la foi et du génie chrétien est aussi avec Nous, de même l’humanité tout entière qui attend la justice, la paix, la liberté, et non pas le fer qui tue et détruit. Avec nous est le Christ qui a fait de l’amour fraternel son commandement fondamental et solennel la substance de sa religion, la promesse du salut pour les individus et pour les nations.”
La paix intérieure
Pie XII ne fut point entendu, lui qui appelait à la raison et à la vérité car les passions humaines l’emportent généralement sur la voix de la sagesse, contrairement à ce que peut tenir un optimisme sans phase avec la réalité. L’Église ne prêche pas pour la lâcheté mais pour une réponse appropriée à la violence, jusqu’à utiliser une violence maîtrisée pour lutter contre ce qui est abominable et injuste. La violence, attisée et entretenue par les puissants de ce monde — inspirés par quelques philosophes et hommes de main, est toujours un pis-aller, mais parfois inévitable et nécessaire. Le vrai soldat n’aime pas la guerre, mais il combat pour la terre paternelle, pour le havre familial, pour la fidélité à ses racines et à sa culture. En face, le violent est celui pour lequel tous les moyens sont bons pour asservir l’autre et l’anéantir. Ferdinand Céline dit justement, avec humour : “Tous les assassins voient l’avenir en rose, ça fait partie du métier” (Mea Culpa). Pourtant, les empires millénaires qu’ils rêvent de construire finissent par s’écrouler.
En attendant, le chrétien, y compris et surtout s’il se trouve opposé à d’autres chrétiens, doit demeurer dans la mesure, avec fermeté et avec sagesse, sans céder aux manipulations, aux mensonges étatiques, aux pressions et à la fétide bataille d’opinions. Simone Weil écrivait : “Nous devons toujours avoir notre attention fixée sur le bien pur et impossible, sans nous voiler par aucun mensonge, ni l’attrait ni l’impossibilité du bien pur” (La Pesanteur et la Grâce). Demeurons dans la paix intérieure, les yeux fixés sur ce bien pur, en évitant les apostrophes, les jugements intempestifs et les silences complices. Plus que jamais, dans ce monde chaotique, que notre oui à la vérité soit aussi retentissant que la trompette du Jugement dernier.