En ce début du Ve siècle, la grande réforme du clergé et de l’épiscopat engagée quarante ans plus tôt par saint Martin a porté ses fruits. Aux évêques mondains imbus de leur rang, usant et abusant des avantages conférés par leur statut de hauts fonctionnaires impériaux, a succédé une génération de prélats pieux et mortifiés, souvent issus des monastères, tout donnés au service de Dieu et des pauvres, indifférents à la réussite sociale et aux biens de la terre. Ces évêques-là sont véritablement des pères et des pasteurs pour leur peuple. Le onzième évêque de Reims en Champagne se nomme Nicaise, Nicasius dans la forme latinisée d’un prénom d’origine grecque, ce qui signifie victorieux. Voilà un certain temps déjà qu’il dirige le diocèse, avec, auprès de lui, sa sœur célibataire, Eutropia, qui l’assiste dans ses tâches charitables.
C’est au pasteur de se dépouiller
De l’épiscopat de Nicaise, la chronique n’a pas retenu grand-chose, sinon que, grand dévot marial, il a fait bâtir, à l’emplacement où s’élèvera un jour la cathédrale, la première église rémoise placée sous l’invocation de Notre-Dame. La mort et le martyre tireront seuls Nicaise de ce quasi-anonymat et, de cette fin exemplaire, il est possible de connaître l’homme, le prêtre, le pasteur qu’il a été. S’il ne reste rien de ses prêches ni de son enseignement, la Tradition locale a conservé de lui une unique citation, révélatrice du sens qu’il a donné à sa mission : “Ce n’est pas au troupeau d’être dépouillé pour servir le pasteur, mais au pasteur de se dépouiller pour servir son troupeau.” Ce programme, Nicaise le mettra en application jusqu’au bout.
Nous sommes à la mi-décembre 405, même si certains historiens en tiennent pour une date plus tardive, 451, année de l’invasion de la Gaule par les Huns d’Attila — mais il est vrai que ce peuple originaire d’Asie tient en effet un certain rôle dans notre histoire. L’hiver est terrible. Il fait un froid de loup, les plaines de l’Est sont blanches de neige gelée et le Rhin est pris dans les glaces. Des glaces si épaisses qu’il devient possible de franchir le fleuve n’importe où, évitant les ponts sous la surveillance des unités de l’armée en charge de la protection de la Gaule.
Les Goths ariens, aux portes de l’Empire
Justement, au bord du Rhin, sur une rive germanique où, depuis longtemps déjà, les légions romaines ne parviennent plus à maintenir l’ordre, ni à empêcher l’infiltration continuelle de Barbares venus d’au-delà du Danube, une foule effrayante s’est agglutinée. Ils sont des centaines de milliers, un million sans doute, et même davantage, à attendre l’occasion tant espérée de franchir le fleuve frontalier pour entrer en Gaule, autrement dit sur les terres de l’Empire romain, si riches, si prospères, si paisibles, où la vie, leur a-t-on dit, est facile et douce, la nourriture abondante.
Il y a là un mélange de tribus et de peuples, pour l’essentiel originaires de Scandinavie, qui, deux cents ans plus tôt, ont dû quitter la Suède et la Norvège surpeuplées incapables de les nourrir. Depuis, ces Goths, qu’ils soient de l’ouest, Wisigoths donc, ou de l’est, Ostrogoths, ces Burgondes, ces Suèves, ces Vandales, ces Lombards, errent à travers les plaines d’Europe centrale, campant ici ou là, puis allant voir ailleurs, razziant, dans les Balkans, quelques villages de l’empire d’Orient, y enlevant des filles qu’ils épousent ou dont ils font leurs esclaves. C’est d’ailleurs ainsi qu’une captive a élevé dans sa foi l’enfant né de son rapt, un fils qui deviendra prêtre et convertira les Goths à la religion de sa mère. L’ennui, mais il n’est pas petit, c’est que cette captive professe l’hérésie arienne et que c’est dans cette religion négatrice de la divinité du Christ que les Barbares seront évangélisés et baptisés, faisant d’eux des ennemis mortels du catholicisme romain, jadis victorieux de leur fausse doctrine…
Les Barbares détruisent tout sur leur passage
Depuis longtemps déjà, ces tribus barbares rêvent de franchir la frontière de l’Empire mais elles se sont toujours heurtées à des armées encore capables de les repousser vers leurs steppes. Cependant, quelque chose a changé : très loin, en Mongolie, victime d’une sécheresse endémique qui l’empêche de nourrir son bétail, un peuple d’éleveurs nomades, guerriers redoutables et pillards insatiables, les Huns, ont dû quitter leurs terres. D’ordinaire, en pareil cas, leurs aïeux déferlaient sur la Chine mais l’empire du Milieu a bâti la Grande Muraille précisément pour se protéger de leurs attaques et c’est vers l’Ouest que les Huns se sont mis en marche. Avec leurs vêtements en peaux de rats, leurs traits asiatiques défigurés par les cicatrices infligées dès l’enfance aux petits garçons, leur habitude de se nourrir de viande crue, ils inspirent à ceux qui les rencontrent une peur effroyable, dont ils savent admirablement jouer. Tous fuient pour ne pas affronter ces tueurs, plus raffinés et cultivés, néanmoins, qu’on l’imagine.
Les Goths et les autres sont, eux aussi, de redoutables guerriers mais, face aux Huns, cette terreur atavique qu’ils inspirent les pousse à fuir plutôt qu’à combattre.
Les Goths et les autres sont, eux aussi, de redoutables guerriers mais, face aux Huns, cette terreur atavique qu’ils inspirent les pousse à fuir plutôt qu’à combattre. Voilà comment ils sont arrivés, avec armes et bagages, encombrés de leurs femmes, leurs enfants, leurs vieux parents, leurs bêtes, au bord du Rhin en ce mois de décembre 405. Et l’effroi éprouvé à l’idée de l’envahisseur asiatique les incite à franchir le fleuve coûte que coûte. Le trouver gelé, donc aisé à passer avec leurs chariots et leurs familles leur semble un signe du Ciel. Une nuit suffit pour transborder ces hordes sur la rive gauloise. Les troupes cantonnées en Alsace ne pourront plus les arrêter. Emportés dans un élan dévastateur, qu’après coup, mais trop tard, ils jugeront stupide quand, désireux de s’installer, ils devront réparer les dégâts qu’ils ont eux-mêmes occasionnés, les Barbares vont tout détruire sur leur passage. La route qu’ils se tracent vers le Sud, vers l’Italie et l’Espagne, est un sillage de flammes, de sang et de larmes. Derrière eux ne restent que ruines et cadavres, laissant certaines régions entièrement dépeuplées de leurs habitants massacrés ou enlevés comme esclaves.
Nicaise décide de rester
Quelques jours suffisent pour que la nouvelle de l’invasion et de ses atrocités se répande, et provoque la fuite éperdue des populations menacées. Reims est sur le chemin de l’envahisseur. Affolés, les Rémois décident d’abandonner leur ville que nul ne peut défendre. Et, comme leur seule chance de survivre est de partir vite et loin, ils choisissent de sacrifier froidement tous ceux qui, âgés ou malades, risqueraient de les ralentir… Ils resteront ; tant pis pour eux. Ce choix pragmatique et cruel horrifie Nicaise. Et, puisqu’il ne réussit pas à convaincre ses ouailles d’emmener ces malheureux, il décide de rester avec eux. Il réussira, si Dieu veut, à les sauver et, dans le cas contraire, au moins mourra-t-il avec eux, tel le bon pasteur qui n’abandonne pas ses brebis face au loup. Seule sa sœur, Eutropia, incapable de quitter son frère bien-aimé, son diacre, Jucundus, et un simple lecteur, Florent, prennent le risque de rester, quoiqu’il en coûte, avec Nicaise.
La malchance veut que, de tous les Barbares répandus sur les routes gauloises, ce soit les pires, les Vandales, qui atteignent Reims les premiers. Le terme de « vandalisme » qui sera forgé sur leur nom est révélateur des façons de faire d’un peuple qui, en Gaule, puis dans le sud de l’Espagne, rebaptisé Vandalousie, et enfin en Afrique du Nord, s’illustreront par leur violence, leur cruauté, et leur besoin de détruire. Face à ces brutes, hérétiques de surcroît et qui détestent les catholiques, Nicaise, désarmé, demeure impuissant. Debout sur les marches de sa cathédrale, sa crosse épiscopale en main, entouré de Jucundus et Florent, il attend le chef ennemi, espère encore le convaincre d’épargner les derniers habitants de Reims. Vain espoir… L’évêque est assassiné à l’entrée du sanctuaire, le diacre et le lecteur aussi. Le reste de la population connaîtra le même sort. Plus cruel encore est celui de la malheureuse Eutropia, dont les guerriers s’amuseront avant de l’égorger. À en croire sa légende, Nicaise, décapité, aurait ramassé sa tête et l’aurait portée jusqu’au lieu de sa sépulture. Une église de Reims porte toujours le nom du bon pasteur qui a su donner sa vie pour ses brebis.