“La guerre ne consiste pas à rentrer des morceaux de fer dans des morceaux de chair, mais aussi des idées dans des esprits”, jugeait le politologue François-Bernard Huygue, qui vient de nous quitter. Nos cerveaux sont des cibles que les arquebuses idéologiques et autres arbalètes publicitaires ne se privent pas d’hameçonner via les médias de masse. Sur ce champ de bataille saturé de mots qui s’entrechoquent anarchiquement, les journalistes se mettent parfois en ligne et leur bouche à feu crache alors de gros boulets qui sifflent et fusent. Gare à la tête qui se les prend.
Le mot “fascisme” en est un, aux deux sens du terme. C’est lourd et ça écrase. Cette arme, à défaut d’être polie, est lustrée par l’usage qu’en font les ingénieurs de l’armement sémantique, ces soldats, souvent des chercheurs en science politique, chargés de poser des mines conceptuelles dans l’espace public, pour le baliser selon le clivage du pur et de l’impur, du fréquentable et de l’infréquentable. Nul pouvoir ne peut se passer de cette fonction consistant à définir symboliquement la réalité à son profit, aux dépens de ce qu’il ressent comme une menace.
Le mot qui tue
Les normes que produisent ainsi les artificiers de l’esprit visent à neutraliser nos rangées de neurones, à inhiber nos facultés, nos émotions, à nous faire peur pour nous empêcher de bouger. Ainsi et seulement s’il fait allégeance, le citoyen se croyant libre et mûr pourra-t-il badger à la porte d’entrée de toutes les gratifications que le système en vigueur pourra lui octroyer en guise de récompense.
Le “fascisme” est une arme toujours létale. Tout journaliste ne l’utilise pas dans une intention de nuire. La plupart le font paresseusement, non délibérément. Les élections italiennes obligent à qualifier Giorgia Meloni. Ses partisans tentent de lui accoler l’étiquette présentable de “conservatrice”. Mais d’autres qualificatifs s’imposent : “postfasciste”, “néofasciste”, voire “profasciste”. N’ergotons pas ici sur les nuances, même si sa filiation est incontestable. Le seul mot de “fasciste” la précipite dans la géhenne de feu. Le boulet la marque au fer rouge de la damnation morale, même si ses positions — sur la démocratie parlementaire, l’OTAN, l’UE ou l’Ukraine — sont fort éloignées de celles qu’un émule de Mussolini est présumé adopter. Giorgia Meloni eut beau dire que le Duce avait “commis plusieurs erreurs comme les lois raciales, l’entrée en guerre, et que son régime était autoritaire” (entretien au Corriere della Sera, 2006), rien ne peut la réhabiliter.
Ce verbe (dédiaboliser) prouve que si le vote peut faire sortir de l’enfer électoral, le péché originel idéologique ne sera jamais racheté.
Il n’est point question de s’interroger sur ce que le fascisme désigne ni de savoir si la présidente de Fratelli Italia, encore inconnue des Français, désire revenir aux années trente. Ce qui compte, c’est que le langage, cette arme disciplinaire, remplisse son office de taser. Il faut que la connotation l’emporte sur la dénotation, pour parler en linguiste. L’AFP nous dit que “la probable future première ministre de l’Italie […] incarne un mouvement à l’ADN postfasciste qu’elle a réussi à “dédiaboliser” pour arriver au pouvoir”. Ce verbe (dédiaboliser) prouve que si le vote peut faire sortir de l’enfer électoral, le péché originel idéologique ne sera jamais racheté.