La reprise de La Vie de Galilée de Brecht à la Comédie française amène avec elle l’éternelle litanie de clichés historiques sur la lumière de la raison terrassant l’obscurantisme de la foi. Metteur en scène et scénographe de la pièce, Éric Ruf, également administrateur de la Comédie française, était l’invité de France Inter jeudi 13 octobre, et on ne peut pas dire que l’affaire Galilée en soit sortie très éclairée. Il est vrai que les animateurs qui l’invitaient sont plus doués pour les gloussements obligatoires et complices au seul nom du Figaro ou de CNews que pour la nuance historique. Sur “l’affaire Galilée” comme preuve de la supposée opposition constante de l’Église à la science et, en l’occurrence, à l’hypothèse nouvelle de l’héliocentrisme, rappelons seulement que Copernic, prêtre hollandais qui célébrait la messe tous les jours, avait fait l’hypothèse que la Terre tournait autour du Soleil bien avant Galilée et qu’il fut encouragé dans ses recherches par des prélats de la Curie. Notons aussi que Kepler, qui précisa le système de Copernic, se réfugia chez les jésuites pour éviter les ennuis avec les théologiens protestants.
Les dangers de la science pure
Pour ce qui est de La Vie de Galilée, Brecht était lui-même parfaitement conscient du risque : puisqu’il était connu comme adversaire de l’Église, certains voudraient sûrement donner un accent anticlérical à la pièce, alors que l’Église n’avait pour lui, ici, qu’une “fonction d’autorité”. Pour se faire bien comprendre, il indiquait que le vieux cardinal (à la scène 4) pourrait très bien être transformé en un tory ou un démocrate de l’État de Louisiane. Dans ses Écrits sur le théâtre, Brecht insiste : la pièce perd beaucoup de son intérêt, si elle est “dirigée principalement contre l’Église catholique”. Loin de tout raccourci militant, il précise : “La science moderne est une fille légitime de l’Église, qui s’est émancipée et retournée contre sa mère.”
Voulant voir Galilée à la lueur, fascinante et terrifiante, de la bombe atomique et de la barbarie nazie, Brecht met en évidence les dangers d’une science pure qui évacuerait toute question sociale et politique. C’est même aux yeux du marxiste Brecht le piège tendu par la bourgeoisie : isoler la science dans la conscience du savant, pour qu’il ne s’interroge pas sur les retombées de l’utilisation que d’autres en feront.
“Le but du chercheur, juge-t-il, est la recherche “pure”, le produit de la recherche est moins pur.” Brecht n’hésite pas à parler du “crime de Galilée”, comme du “péché originel” des sciences modernes de la nature. Cela amène ce jugement de Galilée, qui étonnera sans doute plus d’un idolâtre du progrès scientifique : “La bombe atomique est, comme phénomène aussi bien technique que social, le produit final typique de sa prestation scientifique et de sa carence sociale.” Tout cela ne vise pas, évidemment, à donner raison à la condamnation de Galilée par Rome, mais à sortir d’une mythologie scientifique naïve ou militante.
Depuis que le réel s’identifie au calculable
Pour qui renonce à cette mythologie, la nuance critique vis-à-vis du tournant opéré par Galilée est possible. Dans une perspective différente de celle de Brecht, Alain Finkielkraut intitule un passionnant chapitre de Nous autres, modernes, “Galilée : et tout le reste devint littérature”. Tout en empruntant d’abord les gros sabots de la dénonciation de “l’obscurantisme du Dogme” et du fantaisiste “Et pourtant elle tourne”, il se livre à une analyse très fine de ce qui change, au point de percevoir autant ce qui est perdu que ce qui est gagné : “C’est la victoire de la science comme action sur la science comme contemplation, de la raison comme expérimentation sur la raison comme expérience, de la culture comme méthode sur la culture comme ascèse.”
Finkielkraut relève alors une phrase de Galilée directement tirée de sa certitude que l’univers est écrit en langue mathématique : l’Iliade et Le Roland furieux sont “l’œuvre de la fantaisie d’un homme où la vérité de ce qui est écrit est la chose la moins importante”. La conclusion logique qu’en tire Finkielkraut pourrait être médité par l’amoureux de la littérature qu’est Éric Ruf : “Depuis que la méthode règne sur le savoir et que le réel s’identifie au calculable, il est licite sinon même naturel d’utiliser le mot “poésie” au sens d’ineptie, d’élucubration ou d’absurdité.”
Le latin, une “novlangue” ?
À vrai dire, Éric Ruf a eu peu de temps pour développer les inepties officielles. En revanche, il a innové dans la caricature du passé, en qualifiant le latin de “novlangue” permettant de dominer le peuple incapable de la parler. Comment un homme cultivé peut-il faire un rapprochement aussi inepte (qui a tant plu aux animateurs qu’il a été rediffusé en fin d’émission comme la phrase du jour) ? Le fin connaisseur de Molière qu’est Éric Ruf voit-il tout à travers le prisme du baragouin latinisant de Diafoirus ou du médecin malgré lui ? Le latin aura vraiment tout entendu, si on ose s’exprimer ainsi.
L’avantage avec l’Église, dit malicieusement Rémi Brague, c’est qu’elle a toujours tout faux : ainsi lui reproche-t-on à la fois d’avoir détruit la nature (contresens habituel sur le “emplissez la terre et soumettez-la” de la Genèse) et d’avoir empêché le développement de la technique et de la science au nom de la nature. Voilà que le latin, déjà stupidement dénoncée comme une langue archaïque, est rétrospectivement pointé du doigt comme novlangue. Pitié, messieurs, choisissez !
Le novlangue, explique Orwell à la fin de 1984, rendait impossible “une argumentation raisonnée, car les mots nécessaires manquaient”. Saint Jérôme manquait-il de mots, quand il traduisait les Écritures en latin (justement pour les “rendre accessibles” à un plus grand nombre, ce que signifie le mot “vulgate”) ? Le latin rendait-il inaptes à raisonner saint Thomas d’Aquin écrivant ses Sommes et Descartes lui-même en ses Méditations métaphysiques ?
De la novlangue, Orwell notait aussi : “D’innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.” Faut-il souligner que science et religion se trouvent côte-à-côte et qu’Orwell, quelles que soient ses idées personnelles, a tout l’air de suggérer que la disparition de l’une comme de l’autre est une étape décisive du triomphe de Big Brother ?
Le meilleur antidote
La liste des clichés associés au nom de Galilée est largement assez longue pour qu’on n’en invente pas de nouveaux. À l’homme de théâtre Éric Ruf qui monta un excellent Soulier de satin pour temps de confinement, signalons que Paul Claudel voyait dans la Vulgate un “monument poétique” et même, dans une logique qui ne réduit certes pas le réel au calculable, une preuve de la vivacité du souffle divin :
“Il y a une preuve du pain qui est de nourrir, une preuve du remède qui est de guérir, une preuve de la vie qui est de vivifier. C’est cette preuve qu’a donnée d’elle-même la Vulgate depuis le temps qu’elle est pour les saints et pour les pécheurs une source inépuisable d’enseignement, d’enthousiasme, de consolation et d’illumination, quelque chose comme l’eucharistie qui est la racine du paradis, le langage même de notre entretien avec Dieu.”
Paul Claudel, diront les esprits forts, est aveuglé par son catholicisme ; il a perdu la vue en se cognant contre un pilier. Eh bien citons Gustave Flaubert, qu’on ne peut guère soupçonner de sympathie pour l’Église : “Je préfère cette vieille Vulgate, à cause du latin ! Comme ça ronfle, à côté de ce pauvre petit français malingre et pulmonique.” Bref, de saint Jérôme à Claudel, en passant par Descartes et Flaubert, étudier le latin pourrait bien être, plus que la mythologie galiléenne, le meilleur antidote à toutes les novlangues.