Un mot qui semble être tombé en désuétude dans l’univers catholique contemporain est “apostolat”. Nous avons à présent des statistiques sur plusieurs siècles de la fréquence d’usage des différents termes du vocabulaire français dans tout ce qui est publié. Elles révèlent qu’après une montée progressive et un pic sous le Second Empire, puis une baisse à la Belle Époque, on a parlé de plus en plus d’apostolat jusqu’aux années 1960, avant que la courbe du diagramme s’effondre. C’est peut-être dommage. Mais sans doute convient-il de commencer par s’interroger sur le pourquoi et le comment de cette désaffection.
L’Église est apostolique et de ce fait hiérarchique, c’est-à-dire rassemblée par une puissance dispensée d’”en-haut”
On sait aujourd’hui qu’”apostolat” signifie l’état et la mission d’”apôtre”, d’après le grec apostolos : envoyé, messager. C’est ainsi que les évangiles (Mt 10, 2 ; Lc 6, 14) qualifient les Douze que Jésus choisit. Et c’est aux Onze qui restent qu’en vertu des “pouvoirs sur terre comme au ciel” qu’il a reçus, il confie d’”aller baptiser toutes les nations” (Mt 28, 19). Il désigne même un premier d’entre eux (Pierre) comme celui sur lequel son Église est fondée (Mt 16, 18-19 ; Jn 21, 17).
Il s’ensuit que le “corps” formé par l’ensemble des disciples de Jésus n’est pas constitué par lui sans intermédiaires, mais par des délégués avec un seul à leur tête, dotés de forces surnaturelles et députant celles-ci au fil de l’histoire à d’autres “élus” — tout ceci dans la continuité du mouvement où le Fils transmet ce qui lui vient de son Père par leur Esprit de communion qu’il a eu soin d’insuffler aux siens (Jn 20, 22). Autrement dit, l’Église est apostolique (comme le proclame le Credo) et de ce fait hiérarchique, c’est-à-dire rassemblée par une puissance dispensée d’”en-haut” et exercée par ceux qui y ont été personnellement appelés et ordonnés.
L’émergence du laïcat
On est alors porté à imaginer que l’apostolat est par définition le propre originellement des apôtres, et désormais de leurs successeurs : les évêques, et des collaborateurs que ceux-ci s’adjoignent — prêtres et consacré(e)s missionnaires. Mais on réduit là un peu vite l’apostolicité foncière de l’Église entière à l’apostolat mené par le seul clergé. Et dans un climat où l’on fait sans le savoir chorus avec Léon Gambetta en dénonçant le cléricalisme comme source de tous les maux, l’apostolat se trouve dévalué et en tout cas ne revient pas aux laïcs, qui en apparaissent les bénéficiaires passifs et au mieux les auxiliaires soumis.
Cela n’a guère posé de problème en temps de chrétienté, même s’il y a toujours eu des investissements de simples baptisés dans l’annonce de l’Évangile. Mais la sécularisation et la déchristianisation ont transféré des institutions aux laïcs la charge d’assurer la présence de l’Église dans la culture et dans la société.
Un exemple représentatif est Pauline Jaricot (1799-1862), béatifiée l’an dernier : elle s’emploie à mobiliser pour la “propagation de la foi”. Cet effort est contrarié autour de 1900 par les tensions dues à la séparation de l’Église et de l’État. Mais il reprend de plus belle après la Grande Guerre : c’est l’époque où naît et s’affirme l’Action catholique, qui incite les croyants à se lancer dans l’apostolat et les organise pour (ré)évangéliser leurs “milieux” socio-professionnels respectifs.
L’apostolat des laïcs selon Vatican II
Que l’apostolat est la mission de tout chrétien est confirmé par Vatican II, qui y a consacré un décret distinct : Apostolicam actuositatem (sur “L’activité apostolique des laïcs”). C’est une application pratique de l’enseignement de deux grandes constitutions conciliaires, l’une dogmatique sur “Le Mystère de l’Église” (Lumen gentium) aux n. 30-38, l’autre pastorale sur “L’Église dans le monde de ce temps” (Gaudium et spes) aux n. 40-44.
Il y est établi que l’Église est intégralement apostolique et que les fidèles lambda ont vocation à être actifs en tant que tels, aussi bien dans leurs communautés pour leur part que dans la cité, de même qu’en symétrie, le clergé ne peut pas ignorer ce qui se passe dans le monde et doit s’y faire entendre si besoin, non pour le régenter, mais pour le servir.
Dans ces conditions, pourquoi n’est-il pratiquement plus question d’apostolat à partir des années 1970 ? Peut-être parce qu’une partie seulement (en un sens, une élite…) du “peuple de Dieu” (autre expression relancée par Vatican II) a pu répondre à cet appel à l’engagement apostolique à la fois dans l’Église et au dehors. Ce n’est pas tant que le militantisme est par essence un phénomène minoritaire.
Car simultanément, la religion populaire, déjà ébranlée par des idéologies, n’a pas survécu à une série de recentrages et d’approfondissements : invention de la spiritualité (mot rarissime avant le XXe siècle) et adhésion par choix personnel (et non plus par tradition), prééminence de la révélation biblique et historique sur les “preuves” de l’existence de Dieu, renouveau liturgique, etc.
Du baptême et de la confirmation…
Le problème est que la militance qui a pris forme de la sorte est mieux accueillie dans les structures ecclésiales que dans le domaine profane. Sans doute pas totalement à tort, on suppose que l’Église doit se réformer de l’intérieur pour se rendre mieux accessible de l’extérieur. Mais le risque (pas toujours évité) est alors de brader ce qui heurte aujourd’hui (par exemple le sacerdoce uniquement masculin et chaste), et du coup de gommer la composante non exclusivement humaine de ce don de Dieu qu’est l’apostolicité. Le danger est aussi d’en oublier l’orientation non moins foncièrement extravertie, en se polarisant sur le fonctionnement interne des communautés, le partage du pouvoir, etc.
Or redécouvrir la plénitude de ce qu’implique l’apostolat pourrait aider à dépasser les blocages actuels. Se reconnaître apôtre, c’est avoir conscience d’avoir reçu à son baptême et à sa confirmation, par l’intermédiaire des ministres de ces sacrements dans la dynamique de la succession apostolique, la grâce non pas de le devenir automatiquement, mais de le pouvoir, en transmettant à son tour la vie ainsi offerte — ce qui est d’ailleurs le seul moyen d’y garder part, car elle s’étiole et meurt si l’on prétend la garder pour soi.
… à l’Eucharistie
L’apostolat ne signifie alors pas uniquement ni nécessairement tout quitter pour partir prêcher sur les routes ou dans les supermarchés, que ce soit par inspiration personnelle ou sur mandat de l’autorité ecclésiastique.
La manière la plus élémentaire et déjà complète de se comporter en apôtre est à la portée de tous : c’est d’aller régulièrement à la messe.
Il découle d’abord du baptême et conduit au témoignage, qui peut fort bien n’être pas didactique et consister en actes où, jusque dans le quotidien, la charité exprime la foi sans s’ingénier à en produire une formulation censée plus convaincante que celle du Credo de l’Église ou du kérygme des premiers chrétiens.
La manière la plus élémentaire et déjà complète de se comporter en apôtre est à la portée de tous : c’est d’aller régulièrement à la messe. C’est là que s’actualisent, nourries par l’Eucharistie pourvu qu’on s’en soit si besoin rendu digne par le sacrement de la réconciliation, les grâces du baptême et de la confirmation qui ont entraîné dans le mouvement apostolique de transmission.
Et il ne s’agit pas seulement d’un ressourcement, car les portes de l’église sont ouvertes, si bien que la participation à la célébration est publique et constitue un authentique témoignage, dûment mesuré par les sociologues. C’est finalement la forme la plus ordinaire en même temps que manifeste de l’apostolat. La fréquentation des offices de la Semaine sainte ne sera donc pas une simple affaire de sanctification personnelle. Elle aura aussi une dimension missionnaire.