La Pologne est une nation à part. Brimée, oppressée, dépecée, torturée, rayée de la carte d’Europe, condamnée à disparaître, avalée par ses trop puissants voisins russe, prussien et autrichien, elle est parvenue, tel le phénix, à renaître toujours de ses cendres. Ce miracle est le fruit, pour l’essentiel, de sa foi catholique et de la volonté, jamais abdiquée, d’un clergé patriote qui a, de siècle en siècle et dans les pires épreuves, su transmettre, en même temps que la religion, la langue, l’histoire, la littérature d’un peuple martyr. Ce rôle prépondérant des prêtres n’a évidemment pas échappé à tous ceux désireux de détruire l’âme polonaise et fait d’eux la cible des persécuteurs.
Compagnon de Maximilien Kolbe
Avant les communistes, les nazis, par ailleurs ennemis affichés du catholicisme, vont, dès l’occupation du pays, cibler l’Église de Pologne. En quelques mois, 1117 religieuses et 3646 prêtres et religieux sont arrêtés, puis envoyés en camps de concentration. 120 d’entre eux sont sélectionnés pour Dachau afin de servir aux “expériences médicales” qui s’y déroulent. Seuls 999 de ces hommes seront encore en vie à la fin de la guerre. Si la figure de Maximilien Kolbe, devenue emblématique et universelle, semble résumer tous ces destins, il serait injuste de ne pas s’attarder aussi un peu sur ses compagnons d’infortune. Parmi eux, l’abbé Pierre-Édouard Dankowski, mort à Auschwitz le 3 avril 1942 à l’âge de trente-trois ans, béatifié en 1999.
Pierre-Édouard est né à Jordanow, dans les Carpates, le 21 juin 1908. Tôt conscient de sa vocation, il entre au séminaire de Cracovie puis suit les cours de théologie de la prestigieuse université Jagellon. Il est ordonné prêtre le 1er février 1931, un peu avant l’âge canonique de 24 ans. D’abord chapelain à Cracovie, il sera ensuite nommé vicaire dans plusieurs paroisses de l’archidiocèse avant de devenir finalement curé à Zakopane, dans sa région natale. Il va rapidement s’imposer comme une figure locale, notamment en se présentant aux élections régionales, ce qui, à l’époque, n’a rien d’étonnant, mais aussi en raison de ses qualités intellectuelles. L’abbé Dankowski gagne une petite réputation littéraire en publiant quelques ouvrages de spiritualité et de méditations. Catéchiste attentif et doué, il est très aimé de la jeunesse. Il est aussi un excellent directeur spirituel, en charge notamment du couvent des Sœurs Albertines.
Radio clandestin
Cette vie studieuse et pieuse se trouve bouleversée, en septembre 1939, par l’invasion de la Pologne et la glorieuse défaite de ses troupes. Une défaite à laquelle, comme tant de Polonais, l’abbé Dankowski ne se résigne pas. Si, en apparence, le jeune prêtre poursuit ses tâches pastorales, il entre rapidement dans la Résistance, en même temps que son frère Stanislas. Sous le pseudonyme de Jordan, allusion à sa ville natale, Pierre-Édouard accepte de se charger d’une des missions les plus périlleuses : celle de radio. Un poste clandestin est installé au presbytère grâce auquel il devient possible de communiquer, de l’autre côté de la frontière et de la chaîne carpatique, avec d’autres réseaux de résistance en Hongrie, Roumanie et Slovaquie.
Dans tous les pays occupés, la mise hors service de ces communications radiophoniques est une des priorités des Allemands qui, à l’aide d’instruments de trigonométrie installés dans des voitures sillonnant rues et campagnes, s’acharnent à repérer les lieux d’émission. Certes, les postes clandestins changent régulièrement d’abris mais pas toujours assez vite et la malchance peut s’en mêler. L’abbé Dankowski se fait ainsi prendre au bout de quelques mois. Arrêté, il est battu, torturé, dans le but de lui faire livrer son réseau. Il se tait.
La chambre à gaz
Emprisonné à Tarnovo, toujours soumis aux pires traitements, il continue de se taire. Il est alors transféré à Auschwitz et affecté à un commando de travaux forcés au sein de l’usine IG Farben. Horaires et cadences intenables, privation de nourriture et de soins, coups, brimades, froid intense : les déportés expérimentent tout l’arsenal cruel d’un système fait pour détruire les hommes, aussi bien moralement et spirituellement que physiquement. Beaucoup s’effondrent, se laissent mourir ou, afin de survivre à tout prix, se muent en bêtes prêtes à n’importe quoi pour un peu de nourriture supplémentaire, quitte à écraser les plus faibles. Il faut une force d’âme exceptionnelle, et une foi indéracinable pour ne pas se laisser emporter par la puissance du Mal déchaîné et continuer à espérer contre toute espérance.
Ceux de ses camarades qui reviendront d’Auschwitz diront que l’abbé Dankowski a été jusqu’au bout de cette trempe-là. Est-ce, justement, parce qu’il est une lumière au sein de cet enfer, un repère et un soutien pour les autres prisonniers ? Est-ce parce qu’il ne parvient plus à soutenir le rythme du commando, justement conçu pour épuiser les détenus ? S’agit-il d’une vengeance d’un gardien ? On ne le saura jamais puisque toute la politique des camps repose sur le principe du Nacht und Nebel, nuit et brouillard, consistant à faire disparaître les détenus sans qu’il soit possible de savoir ce qu’ils sont devenus ni comment ils sont morts. Le 3 avril 1942, Pierre Édouard Dankowski est conduit à la chambre à gaz. Les derniers mots qu’il adresse à ses camarades sont : “À Dieu ! Au Ciel.” On est le Vendredi saint.