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Tuer pour se nourrir, faut-il s’en indigner ?

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Shutterstock / Smit

Jeanne Larghero - publié le 28/04/23

Comme tous les vivants, l’homme tue pour se nourrir. C’est parce qu’il sait donner du prix à la vie qu’il est différent de l’animal, mais cette autorité sur la nature l’oblige, explique la philosophe Jeanne Larghero.

Les êtres humains sont omnivores. Depuis les premières sociétés de chasseurs-cueilleurs du paléolithique, l’humanité se nourrit des bêtes qu’elle a chassées puis progressivement élevées. On tue pour se nourrir. Faut-il s’en indigner ? Y renoncer ? S’y résigner ? On remarquera que nous ne sommes pas la seule espèce vouée à cette pratique. Dans la nature, les gros poissons mangent les petits, les araignées piègent les mouches, les lions se nourrissent de gazelles et les mantes religieuses s’entredévorent. Et ils ne semblent pas en faire toute une histoire, eux.

Le choix de faire autrement

Évidemment le paradoxe crève les yeux : si les animaux ont des droits à vivre équivalents aux nôtres au motif qu’ils ressentent également souffrance et émotions, ce qui chez certaines espèces est difficilement contestable, notre militantisme devrait s’étendre à la protection des chamois ou des lapins de garenne, qu’il faudrait soustraire à la prédation des aigles et des renards, eux-mêmes condamnés alors… à mourir de faim. Le seul moyen de contrer cette objection et ce qu’elle contient d’absurde, est de reconnaître que nous ne sommes justement pas une espèce semblable aux autres espèces animales : nous avons le choix de faire autrement, de nous nourrir autrement, nous sommes des êtres libres et conscients de la portée de nos actes, et nous connaissons la valeur de la vie au point que nous la voyons comme un droit. 

Ainsi, la défense des animaux passe par une reconnaissance de la spécificité de l’être humain, spécificité irréductible : les êtres humains ne sont pas soumis à l’instinct et disposent d’une forme d’intelligence théorique et morale absolument unique. Ils peuvent choisir de ne pas tuer, ils peuvent décider de ne pas le faire, ils sont donc doués d’une forme de conscience qui les détache du reste du monde animal. Ainsi, c’est au nom de cette capacité supérieure, de cette lumière que nous sommes capables de porter sur nos actions et celles des autres, que nous pouvons légitimement exercer une forme de gestion de la nature : nous sommes entourés d’animaux, y compris ceux que nous élevons, pour qui la vie et la mort n’a pas le même sens que pour nous. En revanche, nous qui sommes humains connaissons le prix de la vie. Cela nous autorise-t-il à les tuer pour autant ?

Une anomalie

Deux pistes de réflexion sont à tenir ensemble. Lorsqu’on lit un des textes les plus anciens de la sagesse humaine, à savoir le livre de la Genèse, on y trouve la peinture d’un monde originel parfait, absolument sans défaut, idéal, un monde où hommes et bêtes se nourrissent des fruits spontanés ou cultivés de la terre, sans se détruire ni se dévorer mutuellement : c’est un monde où la mort n’existe pas. Il semblerait que les défenseurs les plus fervents de la cause animale aient gardé, bien à leur insu, une nostalgie de ce paradis terrestre qu’ils aimeraient faire advenir de nouveau. Que tout ceci nous éveille à l’idée selon laquelle notre monde, notre Histoire, sont porteurs d’une anomalie qui ne correspond pas au plan initial de la création. Maintenant, nous avons à faire à du bancal.

Oui, les vivants se nourrissent de la vie d’autres qu’eux, c’est la loi même de la nature. Une règle sur laquelle repose l’équilibre des espèces, et qui est légitime.

Par ailleurs, une réalité demeure : prélever de la vie animale pour se nourrir est légitime. Et cela exclut les formes de production et abattage intensifs, où ce n’est plus un animal qui est élevé, mais de la viande sur pattes qui est produite, animal réduit à de la matière, non plus élevé pour nourrir, mais produit et tué pour gaver des consommateurs, et les images choquantes ne manquent pas de nous révolter. En revanche, élever pour se nourrir est légitime, car le monde des bêtes n’est pas symétrique au nôtre : c’est à nous de protéger les espèces, de les préserver de la disparition, de protéger la diversité qui contribue à l’équilibre général de la nature. Or l’élevage y contribue.

Le prix de la vie

Oui, les vivants se nourrissent de la vie d’autres qu’eux, c’est la loi même de la nature. Une règle sur laquelle repose l’équilibre des espèces, et qui est légitime. Une règle qui aura probablement disparu lorsqu’à la fin de temps se feront des cieux nouveaux et une terre nouvelle. Ainsi le bon sens finit par prévaloir : rien ne nous interdit de manger de la viande, car précisément on ne peut mettre sur le même plan la mort d’un humain et celle d’une vache. Rien ne nous interdit non plus de nous en abstenir, car contrairement à la vache nous avons le choix de nos aliments, et c’est une forme de supériorité que nous pouvons sereinement assumer. En revanche, nous qui justement connaissons le prix de la vie, le prix de chaque vie humaine, et la valeur de ce qui est vivant, nous avons le devoir de prendre au sérieux ce que nous faisons : un animal a été élevé pour qu’on s’en nourrisse, comme des plantes ont été cultivées pour notre consommation. Ne considérons pas la nature comme un réservoir inépuisable de barquettes sous cellophanes, de produits consommables, dont les excédents sont jetés sans états d’âme. Au contraire, tant que nous saurons voir au-delà de notre assiette les mains qui ont élevé, soigné, tant que nous saurons nommer le troupeau qui a fait vivre une famille, donné vie à un paysage, nous ne serons pas des dominants qui tuent pour trop manger, mais des êtres humains qui élèvent, cultivent et travaillent pour se nourrir et nourrir leurs frères.

Tags:
humaniténature
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