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« La famille est un laboratoire de résistance et de créativité »

Happy family having fun in the bedroom while they lie on bed

Nebojsa Tatomirov | Shutterstock

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Philippe Bordeyne - publié le 08/05/23

Mgr Philippe Bordeyne, président de l’Institut pontifical de théologie Jean-Paul II pour les Sciences du mariage et de la famille, invite à porter un regard confiant et positif sur les familles actuelles marquées par de grandes fragilités, vis-à-vis desquelles l’Église est invitée à apporter un soutien créatif, notamment en résistant aux pressions induites par le consumérisme et à l’emprise des technologies numériques.

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Mgr Philippe Bordeyne, ancien recteur de l’Institut catholique de Paris et actuel président de l’Institut pontifical de théologie Jean-Paul II pour les Sciences du mariage et de la famille, publie ce 4 mai 2023 aux éditions du Cerf le livre Familles en quête de Dieu. S’appuyant à la fois sur son expérience personnelle de prêtre ayant accompagné des jeunes et des couples vers le mariage, et sur une réflexion théologique en lien avec la philosophie et les sciences humaines, le prêtre français y développe une analyse des défis contemporains de la pastorale familiale à la lumière de l’enseignement du pape François et de son exhortation apostolique Amoris Laetitia, publiée en 2016.

Dans votre livre, vous expliquez que face aux défis anthropologiques actuels, la conception chrétienne du couple et de la famille ne doit pas se réduire à une doctrine ou à une morale. Mais comment assumer cette évolution sans entrer en rupture avec le magistère, avec tout ce qui a été construit jusqu’à présent sur le plan de la doctrine ?
Mgr Philippe Bordeyne : Je pense que mon travail de théologien, ce n’est pas de produire la doctrine, mais c’est de l’analyser, et de la servir. Le malheur, c’est que, trop souvent, les théologiens, qui choisissent un angle de vue – et on en est tous là, puisque l’interprétation, cela conduit à choisir un angle de vue –, le font d’une manière un peu trop restrictive quand il s’agit de l’anthropologie du mariage.
Ce qui nous sert aujourd’hui à penser le mariage et la famille, c’est une tradition doctrinale qui porte à la fois sur le plus intime, la sexualité qui reste cachée et mystérieuse, et sur des aspects éminemment publics qui regardent le corps social. C’est donc à la fois une éthique personnelle et conjugale, et une éthique sociale. La doctrine, c’est tout cela. 

La théologie de la famille comporte donc une dimension de morale sexuelle et de morale sociale, mais elle doit aussi s’appuyer sur la foi chrétienne vécue, par exemple avec les monastères

Mais cela va de pair avec une compréhension fine des difficultés mais aussi des chances d’aujourd’hui. Ce travail correspond au vœu du pape François pour l’Institut Jean-Paul II : j’essaie d’assumer l’ampleur des changements actuels, et d’aller puiser des ressources dans la tradition doctrinale, mais aussi dans la philosophie et les sciences humaines, pour montrer que la pertinence de l’Évangile reste étonnante aujourd’hui.
La théologie de la famille comporte donc une dimension de morale sexuelle et de morale sociale, mais elle doit aussi s’appuyer sur la foi chrétienne vécue, par exemple avec les monastères, et sur l’expérience des familles. Il y a la foi écrite, proclamée dans les doctrines, mais aussi la foi vécue dans la force de l’Esprit Saint. C’est cela qui caractérise mon approche théologique : il s’agit de proposer un chemin sans juger, en montrant que la réflexion sur la famille doit tenir ces trois approches : la morale sexuelle et familiale, la morale sociale, et une théologie de la Grâce, de l’action de Dieu chez tous les baptisés. Je pense que c’est l’orientation du pape François.

Vous écrivez dans votre livre que « réduire le christianisme à une morale fut le projet de l’humanisme séculier des Lumières ». L’Église a-t-elle été en quelque sorte piégée, confinée dans un rôle finalement réducteur, qui l’a éloignée de la vie réelle des familles ?
Les Lumières ont en effet enfermé la religion dans la simple raison. Quand Emmanuel Kant aborde le thème de la religion, il le fait sous un angle exclusivement rationnel, il l’aborde de la même façon que la raison pratique. 
Aujourd’hui, il y a une morale de la Loi qui se base sur la rationalité, et qu’il ne faut naturellement pas abandonner, mais il a aussi toute une partie de la tradition éthique, dans la pensée chrétienne et au-delà, qui s’intéresse aux « habitus« , c’est-à-dire les vertus. Cela concerne ce que l’on intègre progressivement dans la vie, et qui permet d’agir mieux, selon la foi et selon la raison, à force de pratiquer le bien. 
Ce sont des exercices de nature corporelle, à pratiquer de façon régulière. Ces « habitus » s’acquièrent notamment dans la liturgie, qui offre des ressources puissantes pour répondre aux défis actuels. Par exemple, à juste titre, les évêques dénoncent régulièrement l’individualisme, mais il faudrait aussi identifier les ressources que l’Église catholique peut apporter aux individus : la conscience de se tenir devant Dieu dans le silence, dans la prière, dans la gratitude pour la vie reçue. Tout en disant les limites de l’époque contemporaine, il faut en situer les chances.

L’enjeu est de proposer une autre sensibilisation, en mobilisant notamment les ressources de l’intériorité, du silence.

Moi qui ai fait ma thèse sur Gaudium et Spes, j’en vois la profonde actualité aujourd’hui, alors même que la révolution numérique était inimaginable lors du Concile Vatican II. J’ai été marqué de voir qu’en visitant la Terre Sainte en 1964, Paul VI avait expliqué que Nazareth offrait une chance pour vivre d’une façon chrétienne « dans un monde hyper-sensibilisé ». Il utilisait cette expression alors que la télévision n’en était qu’à ses balbutiements… L’enjeu est aujourd’hui de prendre du recul par rapport à une hyper-sensibilisation encore plus évidente, et de proposer une autre sensibilisation, en mobilisant notamment les ressources de l’intériorité, du silence.
Je me souviens que quand j’étais aumônier de collège et de lycée et que j’emmenais des jeunes au Frat’, l’expérience qui marquait le plus les jeunes, c’était l’expérience du silence collectif, à 5.000 personnes sous le chapiteau. Le silence, c’est une ressource qui n’est pas exclusive du christianisme, mais qu’il faut cultiver, car la modernité l’a délaissé. 

Face aux sollicitations permanentes qui instrumentalisent la sensibilité des personnes, notamment par le flux incessant des notifications sur le téléphone portable, l’Église doit donc proposer une alternative attrayante dans le sens d’un droit à la déconnexion, pour se connecter au contraire pour l’essentiel ?
Oui, c’est notamment pour cela que la liturgie est si essentielle, en proposant une autre forme de recours à la sensibilité, ce qui en fait parfois un objet de conflits. Les régulations, les normes du Magistère sont donc nécessaires pour faire correspondre la prière au service qu’elle peut rendre au monde d’aujourd’hui.

Concernant les réseaux sociaux, je pense que l’Église court un grand danger si elle entre sur ce terrain sans l’intégrer dans une stratégie pastorale plus vaste. Mais elle aurait tort de ne pas s’y intéresser. La pensée chrétienne offre des ressources très intéressantes par rapport aux problèmes actuels. On peut relire avec profit les réflexions de saint François de Sales sur les distractions dans la prière. C’est un problème très concret et actuel : par exemple, les pères chartreux ont interdit d’utiliser le téléphone portable pour lire les offices de la liturgie des heures, car des messages peuvent arriver sur l’écran et parasiter la prière. Les conseils de François de Sales offrent des repères pour l’esprit et le corps, pour nous aider à revenir à Dieu. Cela marche encore !

La belle mission des théologiens, c’est donc d’identifier ce qui peut accompagner cette transformation de la société. C’est pour cela que je suis très attaché aux monastères. Je suis convaincu de la chance que représentent ces lieux apparemment alternatifs, pour entrer dans la complexité de ce qui nous arrive. Les moines font l’expérience de rompre avec le numérique, sans rompre avec les évolutions de la société actuelle. C’est cela qui les rend très attractifs.
Ils ont toujours été à la pointe des évolutions, aussi dans leur rapport avec l’environnement : au long de leur histoire, ils ont appris à domestiquer la nature. Ils ont par exemple sauvé les Cévennes de la famine, en greffant les châtaigniers. Ils ont un rapport à la nature inspiré de la foi chrétienne.

Vous faites remarquer dans votre livre que la société numérique met en valeur « l’individu entrepreneur de soi », et accentue une « invisibilité sociale des plus pauvres », qui n’ont souvent pas les codes pour bien utiliser ces outils. Le couple en tant que tel, comme engagement physique quotidien, concret, peut-il être considéré comme un acte de résistance contre cette dilution du lien que l’on observe aujourd’hui, dans une société de plus en plus « liquide » ?
C’est en effet un lieu de résistance et de créativité, mais cette résistance ne doit pas être isolationniste. Les courants qui refusent la scolarisation des enfants à l’école publique, par exemple, m’interrogent. Mais oui, je pense que la relation de couple, à la fois intime et scellée socialement, peut constituer le lieu par excellence d’une créativité qui s’entretient à travers des exercices et un accompagnement. 
Mon propos, comme théologien, c’est d’aider les gens à réfléchir, à ne pas désespérer de la société actuelle, et de les inviter à vivre la famille comme un laboratoire de résistance et de créativité. Notre travail, dans l’Église, c’est d’accompagner ce changement de monde, dans le sens d’un amour chrétien qui n’est jamais fermé.

Les grands-parents ont-ils un rôle spécifique à jouer, en apportant un autre rythme, une autre temporalité, à contre-courant de la société de consommation ?
Je suis méfiant sur la notion de « contre-culture » ou l’idée d’aller à « contre-courant », mais il est vrai que les grands-parents vont moins vite et obligent à ralentir. Il est très touchant d’observer, dans les pèlerinages, des jeunes écouter longuement les personnes âgées. Cela crée de beaux liens. 
Dans les familles, on voit que de nombreux grands-parents se sont mis sur WhatsApp, ce qui permet de ne pas s’isoler, mais ils ne se mettent pas sur tous les réseaux. Le bon positionnement chrétien, c’est un double mouvement d’amour du monde et de résistance. L’amour chrétien du monde ne peut pas être sans moment critique.

L’Écriture Sainte peut donner des outils pour garder une attitude équilibrée entre les jeunes et les adultes. 

Les grands-parents font très souvent cela merveilleusement : ils aiment leurs petits-enfants, et ne doivent pas tout rejeter en bloc, mais ils doivent garder une bonne distance, une sagesse par rapport à la vie du monde.
Une grand-mère me disait récemment : « Je suis une ethnologue devant mes petits-enfants ! » Elle n’est pas forcément d’accord avec tout, mais avec la bonne distance, elle peut dire des choses. La société du numérique promeut l’immédiateté, mais les témoins les plus âgés ont une expérience qui permet de prendre un recul critique tout en étant dans l’attitude de la bienveillance. 

C’est la même chose avec les enseignants : ils doivent aimer les jeunes et ne pas tout rejeter, sinon ils ne pourront rien transmettre ; mais inversement, s’ils sont trop lâches, les jeunes le sentent et risquent de les manipuler. L’Écriture Sainte peut ainsi donner des outils pour garder une attitude équilibrée entre les jeunes et les adultes. 

Comment l’attitude de Jésus peut-elle inspirer le regard de l’Église sur les familles en situation de fragilité ?
Dans les Évangiles, il y a des normes très claires, notamment l’interdit de la répudiation. On y retrouve l’affirmation de la Loi, avec l’admiration pour le projet de Dieu pour l’humanité à travers la différence des sexes, mais Jésus n’est pas terrorisé quand il se retrouve face à des situations irrégulières. Il peut ainsi libérer la bienveillance qui lui vient du Père. 
Il ne lâche jamais personne. Il peut regarder une personne sans être dupe de la distance par rapport à ce qu’elle aurait pu vivre. On voit d’ailleurs naître aujourd’hui toute une littérature féminine au sujet du regard de Jésus sur les femmes, de nouvelles interprétations de l’Évangile apparaissent. 
D’un même regard, Jésus peut donc voir la personne lucidement, et voir plus loin. Il porte un regard d’espérance, comme cela est exprimé dans le film de Denys Arcand, Jésus de Montréal, quand le personnage de Jésus, immergé dans le monde contemporain, dit à une femme de mauvaise vie : « Tu vaux mieux que ça. » Il n’est pas dupe, mais il regarde vers l’avant. 

Comment rendre attractive et compréhensible la double notion de renoncement et de dépassement que suppose l’engagement dans le couple chrétien ?
Elle ne peut pas réellement être comprise de façon abstraite, mais elle peut être expérimentée. Faire l’expérience qu’il y a de la joie à renoncer permet de rejoindre cette parole de saint Paul dans les Actes des Apôtres : « Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir. » On peut aussi penser à ce que disait le père Ceyrac, en Inde : « Tout ce qui n’est pas donné est perdu. » Les jeunes ont besoin d’entendre ça !

La tradition chrétienne ramène donc l’individu, tenté de se replier sur son propre intime, vers la nouveauté de la relation.

Quand on voit des jeunes heureux avec peu de choses, ou avec moins de choses, c’est déjà formidable. Aujourd’hui, par exemple, notre portable est un prolongement de nous-mêmes, mais en Italie on voit que le Chemin néo-catéchuménal organise des camps sans portable, pour les jeunes. C’est une image de la tradition vivante, qui propose du neuf tout en s’appuyant sur la tradition. Il faut être créatif ! On le voit aussi en France avec les réseaux qui s’inspirent de Dorothy Day, qui proposent des lieux innovants dans la perspective de la vie chrétienne.
Avec le numérique, on peut avoir tendance à tourner en boucle sur les mêmes films, les mêmes séries, les mêmes musiques, en s’enfermant dans une bulle. Mais cette répétition à l’infini, elle fatigue, elle mène vers le malheur. La tradition chrétienne ramène donc l’individu, tenté de se replier sur son propre intime, vers la nouveauté de la relation. Sur ce plan aussi, la tradition monastique apporte beaucoup de créativité, cela peut inspirer les paroisses. 

Alors que beaucoup considèrent la famille et le couple comme un refuge ou un « cocon » face à la pression sociale extérieure, comment la théologie peut-elle promouvoir la fécondité sociale du couple ?
La fécondité sociale du couple passe par le discernement, la parole, la confiance, l’écoute de l’autre. Ce n’est pas gagné d’avance… Le couple peut aussi être un lieu de violence. Le pape François a des mots très lucides et profonds sur la beauté mais aussi sur le dévoiement possible de l’amour. L’intime peut être très dangereux. Il peut y avoir des phénomènes d’emprise, de pouvoir. L’Église travaille beaucoup sur ces questions, notamment avec des mouvements de couples, qui sont des lieux de formation très importants pour insérer le couple dans la vie sociale.
Rien n’est gagné d’avance, il faut un travail. La théologie de la famille est importante en ce sens, à condition de travailler avec amour, de porter un regard bienveillant sur les familles, avec leur complexité. La théologie est là pour aider les gens à vivre, notamment avec une théologie morale qui soit pastorale, qui parte des exemples concrets, des rencontres. Dans Amoris Laetitia, le pape François s’appuie sur une tradition morale très attestée dans l’Église, en se mettant à l’écoute des baptisés.
C’est une période passionnante : il ne s’agit pas d’écouter d’une manière béate, mais d’aller chercher dans notre tradition ce qui peut entrer en résonance avec ce que nous vivons. La théologie a une fonction de redéploiement de ce qui existe déjà, en travaillant dans l’amour, selon la force de l’Esprit Saint et de la Grâce de Dieu. Et c’est ce qui fait ma joie !

Pratique :

Familles en quête de Dieu, Mgr Philippe Bordeyne, Cerf, 18,05€.

Tags:
CoupleFamilleMariage
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