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L’université, cible des nouveaux chiens de garde de l’opinion ?

SORBONNE

©Shutterstock

La chapelle de La Sorbonne, à Paris.

Louis Daufresne - publié le 18/05/23

Quand l’université, lieu par définition du partage public de la recherche intellectuelle, cède à l’intimidation des "chiens de garde" de l’opinion, il y a lieu de s’inquiéter. Notre chroniqueur Louis Daufresne décrypte les manœuvres des nouveaux inquisiteurs pour écarter les résistants à l’éthique de la dissolution.

L’université serait-elle inquisitoriale ? La question peut surprendre mais une coïncidence laisse songeur. Un pape et une date y répondent : Grégoire IX en 1231. Le souverain romain confirme les statuts de l’Université de Paris et, la même année, confie aux dominicains le “soin” de lutter contre les hérésies ! Le savoir et le pouvoir : les deux se tiennent, évidemment. Nul n’apprend ni n’enseigne innocemment. On s’instruit pour dominer, et même pour vaincre, comme on dit à Saint-Cyr. 

Les nouveaux clercs

L’université est une forge où une légion d’Héphaïstos déverse du métal en fusion dans les cerveaux encore gélatineux de la jeunesse. Les concepts, cela s’invente, s’affûte, se conditionne aux fins de coloniser la pensée d’autrui. Et cela se régule aussi, que la société soit laïque ou religieuse. Avant, c’était l’Église, qui statuait sur le bien et le mal, le permis et le défendu. Dans ses formes extrêmes, l’Inquisition envoyait au bûcher les apôtres de l’erreur. Aujourd’hui, on brûle autrement les hérétiques.

Mais ce n’est point parce que l’influence ecclésiale est refoulée dans la sphère privée que la société peut se passer de ce type d’arbitrage. La fonction cléricale demeure. La question est : qui le fait ? La justice ? Le droit est contingent et les juges n’interviennent que dans des procédures. Si leur zèle peut donner l’impression qu’ils exercent un gouvernement, leur influence est ponctuelle, de l’ordre de l’opérationnel. Ils ne représentent pas une autorité morale. 

Alors vers qui se tourner ? L’opinion regarde ce qu’elle croit être le vrai pouvoir, les médias, sorte d’usine à vidanger le “système”. Grâce à leur diffusion, ils font et défont carrières et réputations. Parfois, c’est pour de bonnes raisons, comme dans le scandale des Ehpad Orpea. Parfois, leur attitude est plus contestable, notamment quand sous l’influence de l’extrême-gauche, ils accusent n’importe qui d’être fasciste.

Rendre infréquentable

Les médias zoomaient récemment sur le micro-événement que représentaient les micro-manifs autorisées de l’extrême-droite. Le fait qu’il s’agisse d’un tout petit milieu plutôt marginal devrait inviter à un usage parcimonieux de cette étiquette infamante. Or on assiste à un usage débridé qui n’est jamais questionné. Cet usage est le fait d’un camp ; il correspond aux obsessions et à la stratégie d’intimidation de l’extrême inverse. Le but, c’est de rendre infréquentable, de précipiter l’accusé dans la géhenne de la mort sociale. Cela se justifierait pour des individus violents et dangereux, comme on le fait avec les terroristes. Cette seule qualification suffit à donner à la police le pouvoir de les neutraliser.

Mais quels critères sérieux mobilise-t-on pour conférer à quelqu’un l’identité maudite de l’extrême-droite ? Il existe bien, encore une fois, une minorité d’excités mais nul ne croit qu’ils menacent l’ordre social ou même qu’ils lui portent préjudice autant que l’extrême-gauche dont le militantisme, animé par la haine des institutions, conduit ses membres les plus résolus à vandaliser l’espace public. Ses déprédations ont un coût et il sera affecté à la collectivité qui est donc punie deux fois : par la dégradation des biens et le fait de devoir les réparer. 

Au bout du compte, on s’aperçoit que plus les inquisiteurs refusent le réel, plus celui-ci devient la marque de l’hérésie.

Cette attitude devrait valoir à l’extrême-gauche d’être honnie, symboliquement discréditée. Or, c’est toujours son opposé qui sert de guillotine, laquelle coupe large et de manière peu précise. Si quelqu’un dit que le mariage unit un homme et une femme, est-il d’extrême-droite ? Oui, sans doute. On en est là. À la cadence où nous allons, des millions de gens vont croupir dans les basses fosses de la pensée dominante.

Au bout du compte, on s’aperçoit que plus les inquisiteurs refusent le réel, plus celui-ci devient la marque de l’hérésie. Ce qui est absurde puisque le propre de l’erreur, donc de l’hérésie, est de tordre la réalité. Si on fait une équivalence entre le réel et l’hérésie, le monde devient fou. Et l’extrême-droite, nom donné aux hérétiques, quitte sa position marginale pour acquérir une centralité singulière et malsaine dans le débat public. 

Une éthique de la dissolution

Pourquoi malsaine ? Car au lieu de limiter cet extrémisme à des références recyclant le passé totalitaire ou sectaire, afin d’en limiter l’influence, on y renvoie tout un fond commun d’évidences qui en étend la surface intellectuelle. Ce poids offert à l’extrême-droite relève bien sûr de la tactique de l’épouvantail, laquelle est tout aussi malsaine. Celle-ci sert à contrôler l’accès au pouvoir et d’écarter les profils jugés incompatibles avec les concepts que l’on partage au sommet. Ces concepts sont des anti-valeurs qui se rapportent toutes, peu ou prou, à une éthique de la dissolution des cadres traditionnels. Pour continuer à les imposer à la société, l’inquisition s’emploie à marginaliser les résistants au cours des choses. L’extrême-droite est ainsi aux rapports de forces intellectuels ce que la LBD est au maintien de l’ordre. 

Ces concepts sont des anti-valeurs qui se rapportent toutes, peu ou prou, à une éthique de la dissolution des cadres traditionnels.

Tous les media ne sont pas aptes à lancer ce projectile. Il faut être un « chien de garde », selon l’expression de Serge Halimi. Les bûchers s’allument dans les pages de Libé, de Mediapart, du Monde ou du Canard enchaîné. Les Savonarole qui y officient appartiennent au néoclergé, la gauche, et en particulier, à son haut clergé, la gauche intellectuelle. Elle seule, en République, a le pouvoir de séparer le bon grain de l’ivraie. Elle seule régule le monde des idées et tient les structures de masse : école, médias, culture. L’université en fait partie. C’est l’un de ses territoires.

Céder à l’intimidation

Ne déplorons point que la Sorbonne soit le théâtre de passes d’arme, comme l’attestent les deux tribunes publiées dans Le Monde et Le Figaro, l’une défendant le wokisme, l’autre le dénonçant. Ce que l’on peut regretter, c’est que ces débats soient si rares. Observons qu’ils ne se tiennent pas dans les journaux prompts à héberger l’altérité des points de vue mais que les camps se répondent à distance par titres interposés, sans se toucher.

Quant à l’affaire impliquant Florence Bergeaud-Blackler, l’anthropologue menacée de mort pour son livre sur le frérisme (Le Frérisme et ses Réseaux, Odile Jacob), elle donne aussi à réfléchir, tant on y voit la main de la censure. Restons toutefois prudents, à la décharge de la Faculté de lettres. La conférence en Sorbonne ne fut pas formellement annulée. La doyenne ne voulait pas prendre le risque de la programmer deux jours avant le début des examens, jugeant que cela risquait de créer des troubles. Mais ce point est déjà problématique.

Pourquoi céder devant l’intimidation de syndicats étudiants ? Vingt-quatre heures plus tard, elle annonçait que la chercheuse au CNRS pourrait s’exprimer en date du 2 juin. Tant mieux car rappelons-le, la loi confère au professeur d’université une liberté d’expression liée aux travaux qu’il doit pouvoir faire partager publiquement. Puisse l’enseignement supérieur rester fidèle à cet acquis à valeur constitutionnelle.

Clandestinité renversée

En attendant, le ministre de l’Intérieur recevra Mme Bergeaud-Blackler le 23 mai, elle qui est placée sous protection policière. Cette affaire rappelle d’autres épisodes navrants, déjà anciens, comme la fatwa qui avait valu à Robert Redeker, autre universitaire, de devoir se cacher, malgré la présence continuelle d’un garde du corps. À La Dépêche du Midi, il témoignait en 2010 :

“Je vis dans une sorte de semi-clandestinité, mais tout cela est bizarre. Car la clandestinité, d’ordinaire, c’est quelqu’un qui se cache des autorités. Dans mon cas, je me cache d’une partie de la société avec l’aide des autorités. C’est paradoxal et c’est comme une clandestinité renversée.”

Voilà qui est rassurant et préoccupant : rassurant car la République sait, quand elle le veut, contenir les pulsions inquisitoriales venues de la gauche ou de l’islamisme. Préoccupant car on se dit qu’une partie de la société serait prête à décapiter, à rallumer les bûchers. Intellectuellement, elle en accepte l’idée. C’est aux politiques de la représentation nationale de prendre leurs responsabilités et de donner l’exemple, ce qui n’est pas simple quand une culture extrémiste vous fait dire que tous les coups sont permis.

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