À dire vrai, l’attitude de Jésus envers cette étrangère, une Cananéenne, mère d’une fille en souffrance, a de quoi nous choquer. Bien qu’étrangère, la femme s’adresse à Jésus en l’appelant “Seigneur”, et même : “Fils de David”, un titre que bien des juifs à l’époque n’auraient pas attribué à Jésus. Elle invoque sa pitié, son secours, sa compassion. Jésus ne répond rien, comme s’il n’entendait pas. La femme se fait si pressante que les disciples eux-mêmes interviendront et diront au Seigneur : “Renvoie-la, elle nous casse les oreilles !” Et étonnamment, Jésus répond : “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël” (Mt 15, 24). Au début de son enseignement, Jésus n’avait-il pas pourtant déclaré aux mêmes disciples (Mt 5, 13-14) : “Vous êtes le sel de la terre”, de toute la terre ; “Vous êtes la lumière du monde”, de tout le monde ?
Un violent désir
Et voilà qu’aujourd’hui, le Maître semble rétablir une ségrégation entre les brebis d’Israël et les autres. Pire, insupportable à nos oreilles aujourd’hui, Jésus compare cette femme à un petit chien, une petite chienne qui convoiterait le pain des enfants. Non seulement la Cananéenne n’appartient pas aux brebis du troupeau, mais voici que Jésus la compare à un chien. Vraiment, les voies du Seigneur paraissent impénétrables. Malgré cela, repoussée trois fois par Celui qu’elle était venu trouver, la Cananéenne ne jette pas l’éponge. Elle reprend à son compte les paroles de Jésus et accepte de se mettre dans la peau de petits chiens qui mangent les miettes tombant sous la table de leurs maîtres, plus bas encore que la dernière place.
Observons, l’humiliation infligée à cette femme stimule en elle un mouvement plus violent encore : le désir. Un désir qui pulvérise la raison et la bienséance, comme si cette femme ne se connaissait plus elle-même, qu’elle ne se préoccupait plus de sa propre conservation. Une force l’habite qu’elle ne peut réprimer : “Que ma fille vive !” Pas question pour elle d’éteindre ce désir ni de le calmer, mais bien de l’attiser pour l’obliger à porter du fruit, un fruit qu’il ne portera pas s’il reste seul. Pour elle, Jésus est le Seigneur, il peut sauver sa fille. Il est le Maître de la table. Même les miettes qui en tombent restent désirables pour son salut, comme pour ceux qui, souvent à tort, pensent vivre loin de lui ou en être privés.
Ne nous décourageons jamais
À ce moment-là, tout bascule dans le cœur de Jésus qui confesse son émerveillement. Il lui dit : “Femme, grande est ta foi !” (v. 28.)Comme si à partir de ce revirement, Jésus en venait à croire en la foi de celle à qui il n’avait pas répondu, qu’il avait écartée comme n’étant pas du troupeau d’Israël, et qu’il avait comparée à un petit chien. C’est à cette femme que Jésus déclare, admiratif : “Femme, grande est ta foi !” Un éloge que bien des disciples auraient aimé et aimeraient entendre, eux à qui le Seigneur a souvent reproché leur manque de foi. La foi de la Cananéenne a retourné en sa faveur la foi de Jésus pour elle, et Jésus lui fait cette déclaration vraiment stupéfiante : “Que tout se passe pour toi comme tu le veux !” (v. 28) comme s’il venait à lui déléguer une part de sa toute-puissance.
C’est Lui qui prend patience envers nous jusqu’à ce que notre cœur désire d’un profond désir accueillir les grâces qu’il nous destine.
Qui parmi nous ne souhaiterait-il pas entendre la voix du Seigneur lui dire un jour : “Que tout se passe pour toi comme tu le veux ?” Comme la Cananéenne, avec le Seigneur, ne nous décourageons jamais. Ne perdons pas patience si tarde le moment d’exaucer notre prière et nos demandes. C’est Lui qui prend patience envers nous jusqu’à ce que notre cœur désire d’un profond désir accueillir les grâces qu’il nous destine. Il s’émerveillera alors de notre foi et nous dira : “Grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux.”
La lutte de la prière
La prière ne consiste pas à demander pour obtenir tel ou tel bien matériel, ni à accepter le monde tel qu’il est en exprimant un Inch’Allah. Elle n’est pas non plus l’anesthésiant du désir, mais bien cette lutte que mène notre désir avec le Seigneur, pour que sa grâce s’enracine dans les cœurs habités de violence. Lui seul nous transformera et nous convertira : “Le royaume de Dieu souffre violence, des violents cherchent à s’en emparer” (Mt 11, 12). Seigneur, que le désir qui nous habite embrase notre foi. Que notre foi suscite des merveilles inattendues et déplace la montagne de nos égoïsmes.