Les éditions Desclée de Brouwer ont fait paraître le 26 septembre dernier, une nouvelle édition en format poche du Journal de Raïssa qui rassemble les notes spirituelles prises par Raïssa Maritain entre sa conversion en 1906, et sa mort en 1960. Quel sens donner, 55 ans après sa première édition de 1963, à la réédition d’un ouvrage qui n’avait connu alors qu’une diffusion assez discrète ? Quelle place lui faire aujourd’hui, parmi la multitude des ouvrages spirituels parus depuis et qui emplissent nos bibliothèques ? Est-il encore à même de répondre à nos questionnements spirituels qui se déploient dans un contexte ecclésial, social, intellectuel et humain très différent ? Ces questions se posent d’autant plus qu’aujourd’hui, pour bien des lecteurs et des chrétiens, le nom de Maritain n’évoque plus grand-chose.
Une rencontre décisive
C’est peut-être le premier sens qu’on peut trouver à cette réédition : contribuer à redonner une place à la vie et l’œuvre des Maritain en France. Raïssa Oumançoff est née en 1883 à Rostov-sur-le-Don dans une famille juive qui a émigré en France en 1893. Élève brillante, elle apprend rapidement le français et entame des études de sciences à la Sorbonne. C’est là qu’elle rencontre Jacques Maritain, petit-fils de Jules Favre, éduqué très loin de toute religion et déjà licencié en philosophie. Ils se marient en 1904. Assoiffés d’absolu et de vérité, ils sont étouffés par le rationalisme et le scientisme alors dominant, au point de prévoir de se suicider si aucune lumière nouvelle ne se présente à eux. Ils trouvent alors une première lueur dans les cours d’Henri Bergson qu’ils suivent ensemble au Collège de France. Mais la libération vient de la rencontre décisive avec l’écrivain catholique Léon Bloy, qui les conduit, avec Véra la sœur de Raïssa, à la conversion et au baptême dans l’Église catholique en 1906. Véra vient alors les rejoindre et partagera leur vie jusqu’à sa mort en 1959.
Raïssa est en partie connue pour être la femme de ce philosophe catholique, qui exerça une très forte influence intellectuelle et spirituelle sur le catholicisme français entre 1920 et 1950. Son œuvre, inscrite dans le sillage du renouveau thomiste amorcé à la fin du XIXe siècle, exprime sa volonté d’entrer en dialogue avec la modernité, pour en souligner les failles, les impasses humaines et spirituelles, mais aussi pour aider les chrétiens à y discerner les “vérités captives” qu’elle contient et les appeler à s’en saisir pour y poser les germes d’une nouvelle chrétienté. Difficile d’aborder brièvement cette œuvre abondante, dense et complexe. Citons seulement ses ouvrages de l’Entre-deux-guerres, Primauté du spirituel (1927), Religion et Culture (1930) ou Humanisme intégral (1936) qui eurent une influence profonde sur les mouvements d’Action catholique et les nombreux militants en recherche d’une réponse chrétienne aux besoins des temps. Évoquons aussi ses prises de positions très nettes contre les régimes fascistes et totalitaires qui émergent dans les années 1930, son rôle moral et intellectuel au sein la France Libre durant le second conflit mondial et sa dénonciation précoce et sans ambiguïté de l’antisémitisme.
Dans son sillage
Raïssa est donc la femme d’un intellectuel majeur, et une grande partie de sa vie fut consacrée à le soutenir dans son activité de philosophe : relectures, corrections, correspondances… Elle est la cheville ouvrière de son œuvre et il ne l’a jamais caché. Faut-il pour autant la ranger parmi ces femmes vivant dans l’ombre d’un grand homme ? Ce serait méconnaître la nature profonde des liens qui unissaient les Maritain. Ce serait aussi méconnaître les propres dons intellectuels, philosophiques et artistiques de Raïssa. Philosophe et poète, dotée d’une profonde sensibilité artistique, elle est l’auteur de plusieurs recueils de poésie et essais philosophiques.
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Ce serait enfin méconnaître le témoignage du “grand homme” lui-même, qui n’a cessé de répéter tout au long de sa vie que c’était lui qui vivait dans le sillage de sa femme et non l’inverse. Ce Journal en est d’ailleurs un témoignage. Publié par Jacques trois ans après la mort de Raïssa, il est un signe de l’amour profond qu’il lui a toujours porté, et une façon de faire connaître au monde ce qu’il lui doit. C’est en ce sens qu’il écrit en introduction que “s’il y a quelque chose de bon dans mon travail philosophique et dans mes livres, la source profonde, et la lumière doivent en être cherchées dans son oraison et dans l’oblation qu’elle à faite d’elle-même à Dieu”.
Les grandes amitiés de Meudon
Mais au-delà d’un témoignage d’amour et de reconnaissance, lui et ceux qui l’avaient bien connue étaient convaincus que la vie spirituelle de Raïssa, révélée par ses pages, pourrait devenir une source de lumière pour beaucoup d’autres. Les proches du couple savaient en effet que sa présence spirituelle était pour beaucoup dans le rayonnement qu’a eu le foyer des Maritain auprès des milieux artistiques, littéraires et intellectuels des années 1920 et 1930. Installés à Meudon, leur maison, ouverte à tous, fut un refuge et un lieu de passage pour bien des âmes en recherche : Jean Cocteau, Éric Satie, Arthur Lourié, Nicolas Nabokov, Nicolas Berdiaev, Georges Rouault, Marc et Bella Chagall, Julien Green, Jean Hugo… Pour beaucoup, ce fut un lieu de découverte de la foi et un premier pas vers la conversion. Pour d’autres, un simple lieu de dialogue intellectuel et artistique.
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Mais qu’on ne se méprenne pas ! Des événements et des multiples rencontres qui ont marqué sa vie, le Journal nous dit assez peu. Sur ces faits, elle a donné un magnifique témoignage dans Les Grandes amitiés (1949), qui reste aujourd’hui la meilleure introduction à la vie des Maritain. Le Journal en porte cependant de nombreuses traces : réflexions sur l’art, la poésie et la grâce, mentions des visites et des échanges avec les nombreux amis de Meudon et des événements historiques qui touchent le foyer (les deux guerres mondiales, les évènements religieux et politiques de l’Entre-deux-guerres, l’actualité artistique et intellectuelle). Mais tout cela n’est qu’évoqué, car là n’est pas l’objet de ces notes intimes que Raïssa avait conservées sans en envisager la publication. Elles doivent plutôt être vue comme le versant intérieur, la face cachée des Grandes amitiés. Par petites touches successives on y aperçoit la présence divine se manifester peu à peu dans la vie de Raïssa et de ses proches, présence qui en parcourant leurs âmes, trace une part de l’histoire “cachée” du XXe siècle et nous dévoile un peu de l’action secrète de Dieu dans le monde et dans nos vies. Et en cela le Journal de Raïssa reste un témoignage exceptionnel et éclairant pour nous aujourd’hui.
Contemplative “sur les chemins”
De ce “foyer Maritain” de Meudon, Raïssa fut, selon Jacques, la véritable animatrice spirituelle. Pour mieux comprendre, il faut rappeler qu’après sa conversion, le jeune couple connaît un attrait intense pour la vie religieuse contemplative cloitrée. Et Raïssa se sent très vite appelée à une véritable vocation contemplative. Mais les conceptions de l’époque la réserve alors strictement à la vie religieuse. Le foyer Maritain, pour répondre à ses attentes, devra donc tracer sa propre voie. Et très vite, encouragée par Jacques et Véra, Raïssa décide de consacrer une grande partie de son temps quotidien à la prière. C’est elle qui aidera le foyer à trouver un équilibre entre son engagement intense dans le monde et sa soif de vie mystique, ouvrant ainsi la voie vers une nouvelle forme de vie spirituelle pour les laïcs engagés dans le monde qu’elle désignera plus tard par la formule de “contemplation sur les chemins”.
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Et c’est bien cela qui a donné son sens à la première publication du Journal en 1963 : nous permettre de suivre le cheminement intime de Raïssa, ses tâtonnements pour concilier sa vie de laïque engagée dans le monde et l’appel à la vie mystique adressé à tous les chrétiens et, au-delà, à tous les hommes par leur Créateur. Et c’est bien ce sens, resté intact, qui donne toute sa pertinence à cette nouvelle édition.
“Sans rien retenir”
Le Journal, nous donne le privilège de voir l’intimité spirituelle d’une femme, profondément habitée par son désir d’union à Dieu et en même temps convaincue que sa vocation est de vivre en laïque pour témoigner de l’amour de Dieu dans le monde. Ces deux appels, qui continuent de s’adresser aux chrétiens aujourd’hui, provoquent chez elle de nombreux tiraillements. Ainsi elle note en décembre 1933 : “Nous cheminons dans l’obscurité, exposés à nous heurter à mille obstacles. Mais nous savons que “Dieu est amour”, et la confiance en Dieu est notre Lumière. J’ai le sentiment que ce qui nous est demandé, à nous, c’est de vivre dans le tourbillon, sans rien retenir de notre substance, sans retenir pour nous ni repos ni amitié, ni santé ni loisir — enfin de nous laisser rouler dans les vagues de la volonté divine jusqu’au jour où elle dira : c’est assez.”
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Cette voie de la “contemplation sur les chemins” a rejoint à travers les œuvres des Maritain, les aspirations de nombreux chrétiens, laïcs ou religieux et joué un rôle important dans le renouveau de la vie spirituelle au XXe siècle. Bien sûr, il ne s’agit que d’une voie parmi tant d’autres. Mais elle fut suivie, complétée et élargie par bien des mouvements religieux. Elle joua notamment un rôle important dans la définition de la spiritualité de la congrégation des Petits Frères de Jésus, fondée en 1933 par René Voillaume pour faire fructifier l’héritage du père de Foucauld. C’est auprès d’eux, à Toulouse, que Jacques vécut après la mort de Raïssa, prenant même leur habit, deux ans avant sa mort en 1973. Ce sont eux qui poursuivirent avec lui le travail de définition de cette nouvelle voie contemplative au cœur du monde et qui l’encouragèrent dans la publication du Journal de Raïssa. C’est donc naturellement qu’il demanda à leur prieur, René Voillaume, d’en rédiger la préface.
Ce dernier, décrivant l’expérience spirituelle de Raïssa y affirme qu’elle “rejoint l’enseignement d’une sainte Thérèse de Lisieux, et celui que nous livre toute la vie du Frère Charles de Jésus” et la rattache pleinement au renouveau spirituel en cours, caractérisé pour lui “par le souci de redonner à la contemplation de Dieu la première place, et de la ramener en plein monde, en pleine misère du monde, comme une nécessité vitale à l’épanouissement même de la vie chrétienne telle que les laïcs sont appelés à la vivre”. Et c’est bien cela qui garde au Journal de Raïssa toute sa force : il nous rappelle qu’avant de chercher à porter un témoignage chrétien dans le monde, nous devons par la prière, cheminer à la rencontre de Dieu pour être et demeurer d’authentiques chrétiens.
Le Journal de Raïssa, par Raïssa Maritain, Desclée de Brouwer, septembre 2018, 404 pages, 9,90 euros.