Devant le spectacle de tous les exploits et prodiges réalisés dans l’histoire des hommes, devant la liste des chefs d’œuvre dont a accouché l’esprit humain depuis Homère et les peintures pariétales de la grotte de Lascaux jusqu’à Paul Valéry et Kafka, l’individu postmoderne peut être tenté par le découragement : comment laissera-t-il une trace honorable de lui-même dans les annales ? Comment se hissera-t-il à la hauteur de ses devanciers, lui que nos experts économiques ravalent au rang de simple consommateur compulsif ? Cette interrogation vaut aussi pour le citoyen lambda : comment justifier son passage sur terre s’il ne joue aucun rôle politique conséquent, ou s’il ne possède aucun talent qui le désigne à l’attention de ses semblables ?
Devant cette inégalité, un vague sentiment d’injustice peut assaillir le commun des mortels. Pourquoi n’ai-je pas en ma possession le don de créer de grandes choses ? Pourquoi suis-je né dans un contexte socio-historique qui m’a empêché de cultiver les capacités qu’un autre milieu de vie eût permis de faire éclore ?
Que les pauvres soient glorifiés dans le Seigneur !
À ces questions, c’est encore à Dieu qu’il faut s’en remettre pour obtenir la réponse satisfaisante. Quand saint Paul nous demande de nous réjouir et de ne mettre notre gloire qu’en Dieu, quand le psalmiste nous confie qu’il se glorifiera dans le Seigneur (Ps 33, 3), que veulent-ils nous dire ? Tout simplement que c’est Dieu qui justifie, qui nous rend justes. Mais c’est aussi en Lui que nous réaliserons les plus grandes choses, les plus importantes actions, plus importantes que les conquêtes d’Alexandre et de Napoléon. C’est en Dieu que nous deviendrons aussi influents que Michel-Ange, Beethoven ou Rembrandt ! Mais comment est-ce possible ? Comment de pauvres hères tels que nous, dénués de talents, de puissance créatrice, de pouvoir démiurgique ou de capacité d’influer sur les événements du monde, pourraient-ils concurrencer ces géants de la pensée, de la création artistique ou de l’histoire ?
L’ordre de la charité est supérieur à l’ordre de l’esprit
C’est ici que Dieu se fait le vengeur des pauvres, qu’Il élève les humbles, comme le prophétisa la Vierge Marie. Pour bien saisir ce renversement, il est nécessaire, à la suite de Pascal, de distinguer l’ordre de l’esprit de l’ordre de la charité :
« Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles où elles n’ont pas de rapport. Ils sont vus, non des yeux mais des esprits. C’est assez. Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n’ont nul rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges et non des corps ni des esprits curieux. Dieu leur suffit. (…) La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est surnaturelle » (Pensées).
Dans l’ordre de l’esprit, Beethoven nous sera toujours supérieur en musique, Rembrandt en peinture, Balzac en talent littéraire, Spinoza en capacité intellectuelle. En revanche, dans l’ordre de la charité, ce qui compte, c’est le poids d’amour que chacun met dans ses actions ou ses prières. Là, point besoin d’être spécialisé dans un domaine particulier. La carrière de la charité ne demande aucun talent longuement cultivé. Aucun milieu social n’est plus propice qu’un autre à son développement. Or, l’ordre de la charité est supérieur à celui de l’esprit. Il est plus important d’aimer son prochain que de produire les plus grandes œuvres d’art, de réaliser les exploits les plus époustouflants.
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Le moindre geste de charité parfaite élève le monde plus haut que la réalisation de l’œuvre d’art la plus prodigieuse. Le Bon prend le pas sur le Beau. Certes, le Beau émane souvent du Bon. Pourtant, le premier justifie davantage notre présence sur cette terre que le second. Voilà pourquoi, nous serons jugés, d’après saint Jean de la Croix, sur l’amour. Voilà pourquoi Dieu regarde moins à nos talents naturels — même s’il est important de les cultiver, puisqu’ils représentent un don de Dieu — qu’à notre cœur, et surtout aux actions charitables que nous accomplissons.
“Dieu regarde moins à nos talents naturels — même s’il est important de les cultiver, puisqu’ils représentent un don de Dieu — qu’à notre cœur (…)”
Dans l’ordre de la charité, tout le monde peut se faire l’artisan de la justification du monde. Le pedigree social, la santé, les dons naturels, les relations, l’entregent, l’astuce pour se propulser aux premières places : tout cela n’entre pas en ligne de compte. De plus, l’amour, en égalisant les conditions, nous empêche de nous enfler d’orgueil. Une vieille grabataire, percluse de rhumatisme sur sa couche, intouchable et méprisée à cause de son appartenance à une classe sociale inférieure, qui dit son chapelet et prie pour le monde, resplendira comme la splendeur du firmament (Dn 12,3) dans le Royaume, et sera couronnée d’un poids de gloire bien plus considérable que les auteurs des réalisations artistiques les plus fameuses.
Chacun a une partition unique à jouer
Ainsi, nul ne doit se décourager et s’estimer inutile. Sur le théâtre du monde, nous avons tous une place à tenir, un rôle à jouer et des œuvres à opérer. Et cette place, ce rôle et ces œuvres sont uniques, car nous sommes tous uniques. Notre nom est gravé sur le bras de Dieu. Chacun a sa partition à jouer dans la Rédemption du monde. Car si par malheur un tel fait défection, personne ne pourra prendre sa place ! C’est la raison pour laquelle notre contribution au salut est essentielle. Nous n’avons rien à envier à Platon ou à Mozart. Dieu, en nous appelant à l’existence, a prévu pour nous, dans Sa Providence, de belles actions de charité à accomplir. Et celles-ci ne le cèdent en rien, en importance, aux plus grandes réalisations de l’esprit humain.
“Si par malheur un tel fait défection, personne ne pourra prendre sa place !”
En conséquence, les croyants peuvent louer Dieu d’avoir réservé à chaque homme une aussi belle place dans le concert de l’histoire du monde. Et que nous exécutions notre partition à l’insu de tous, sans publicité, et parfois sans être conscients nous-mêmes de l’importance de nos œuvres (« que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche »), ne fait que rajouter à la gloire de ce que nous accomplissons de la sorte de façon obscure et désintéressée. Voilà pourquoi les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers !
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