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L’apéritif selon Fabrice Luchini et Simone Weil

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STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Des Parisiens en terrasse le 1er juin 2021.

Henri Quantin - publié le 16/06/21

"Apéritif ou apéro ?" L’amputation des mots n’est-elle pas le signe de ce langage collectif impersonnel et bruyant des rencontres mondaines où l’on parle sans s’écouter ?

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Donnant au Figaro un entretien sur la longue période sans spectacle qui s’achève, Fabrice Luchini a une formule lapidaire aux accents céliniens : « Le concept du dîner m’a toujours sidéré, je hais les apéritifs et encore plus le mot “apéro”. » On aurait tort de ne voir là qu’une provocation de misanthrope, signalant qu’on lui ferait grand plaisir en ne le mettant jamais sur une liste d’invités. Ce n’est pas non plus la simple expression d’un mépris égal pour la soirée chic et le pastis populaire. Amoureux des mots, Luchini voit sans doute dans l’abréviation obligatoire « apéro » plus qu’une affaire de classes : un triomphe de l’universelle vulgarité, qui vous somme en un mot de partager son débraillé lexical. Car l’appel insistant à « l’apéro », cela va de soi, peut unir désormais le « prolo » et « l’aristo », du moment qu’ils partagent l’impératif festif de la terrasse comme seule identité française. Luchini, quand il se surveille assez pour ne pas être débordé par son cabotinage, est un moraliste qui touche souvent juste.

« L’apéro au resto« 

« Apéritif ou apéro, quelle différence ? », dira-t-on. Rares sont les réalités qui sortent intactes d’une amputation du mot qui les désigne : peut-être Robert Bresson était-il exagérément puriste en revendiquant le cinématographe contre le cinéma, mais je ne suis pas sûr que le « prof » instruise autant que le professeur et je crains que le « catho » ne soit souvent qu’un demi-catholique. Quant à celui qui invite sa femme à « prendre l’apéro au resto », je redoute qu’il ne prête qu’une attention très approximative aux dits et aux non-dits des paroles échangées ce soir-là. Dans un autre registre, même s’il est permis de se demander si « le saint sacrifice de la messe » et « notre célébration » (fâcheux, ce « notre ») désignent vraiment le même événement, personne, à notre connaissance, n’a pour l’instant rebaptisé l’Eucharistie « l’Eucharo ». Signe probable que l’autel gagne à rester éloigné de l’abréviation qui banalise et enlaidit.

On peut fuir les dîners par dépit de ne pouvoir y briller, tout autant que par lucidité sur l’inanité des propos tenus.

Il va de soi que la haine du dîner comme « concept » ne garantit pas le goût de la rencontre personnelle. On peut fuir les dîners par dépit de ne pouvoir y briller, tout autant que par lucidité sur l’inanité des propos tenus. Le critique littéraire Jean Starobinski eût une belle formule, pour dresser le portrait d’Alceste, le misanthrope de Molière : « Le censeur vertueux est un Narcisse déçu. » Le refus de l’agitation courtisane peut cacher des aigreurs mesquines. Luchini n’ignore pas, d’ailleurs, les raisons douteuses qui dictent parfois le rejet du monde : « Pendant cette année, il n’y avait plus de dîner, c’était plus simple. Alors, bien sûr, vous allez me dire que pour l’admirateur de Philippe Muray que je suis, cette extinction provisoire du festif provoquée par la crise aurait dû m’enchanter. Mais je confesse que j’avais du mal à rejoindre ceux qui se réjouissaient bruyamment devant les rues vides, tous ces grands aigris ivres de bonheur de voir des gens au moins aussi malheureux qu’eux ! »

Le langage collectif

Fuir les mondanités et éviter les « gros mots », ceux qui tachent la langue comme le gros rouge tache la nappe, n’est donc pas une fin en soi. Le contraire du dîner mondain n’est pas le plateau solitaire de celui qui rumine son manque de répartie, mais le repas en petit comité, où chacun a une chance de parler en vérité et d’être écouté, sans qu’une allusion à la dernière anecdote des accros de l’actualité ou un rire gras ne vienne l’interrompre. « Tout le monde sait, notait Simone Weil, qu’il n’y a de conversation vraiment intime qu’à deux ou trois. Déjà, si l’on est cinq ou six le langage collectif commence à dominer. » Le langage collectif est impersonnel et bruyant, tressé des idées du temps et des formules dans le vent. Pour donner un exemple de péché véniel, Thomas d’Aquin évoquait « une parole superflue ». Le dîner comme « concept » et « l’apéro » comme mode de vie semblent ne fonctionner souvent que pour l’accumulation des péchés véniels. La conversation intime, au contraire, s’appuie sur une parole qui révèle un peu notre être et tâtonne devant le mystère de l’autre. Dans son bel éloge de l’attention, Simone Weil écrivait aussi : « La plénitude de l’amour du prochain, c’est simplement d’être capable de lui demander : Quel est ton tourment ?« 

Il arrive que cette question affleure même au cours d’un dîner mondain, surtout si votre voisin de table n’a pas plus de goût que vous pour le langage collectif. Il y a peu de chance que la « conversation intime » puisse véritablement avoir lieu ce soir-là, mais ce peut être le signe qu’il serait bon d’inviter un jour prochain votre interlocuteur à prendre l’apéritif. À deux ou trois, bien entendu.

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