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Quand il faut imaginer Tartuffe sincère

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Justin TALLIS I AFP

Jean Vanier lors d'une conférence de presse à Londres, 11 mars 2015.

Jean Duchesne - publié le 07/02/23

L’affaire des frères Philippe et de Jean Vanier est sidérante, mais pas sans cas analogues, raconte l’essayiste Jean Duchesne. L’histoire et la littérature abondent de ces abuseurs au-dessus des lois qui trompaient leur monde avec une paradoxale sincérité et de bien étranges inspirations.

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On reste pantois devant les deux rapports qui viennent d’être publiés — commandités l’un par les dominicains, l’autre par L’Arche internationale — sur les méfaits des frères Philippe et de Jean Vanier. On peut en effet supposer en général, chez les prédateurs sexuels (cléricaux ou non), une contradiction à la fois consciente et refoulée entre les abus commis en tapinois et l’image entretenue dans la société : ce sont des dédoublements de personnalité, un peu comme dans le roman de Robert Louis Stevenson, L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Or on découvre ici des pratiques qui paraissent avoir été totalement assumées, car justifiées par des grâces électives, inconcevables non seulement pour le commun des mortels, mais encore pour les baptisés « ordinaires », y compris la hiérarchie de l’Église.

Une hérésie privée, donc sans schisme

Cette doxa était délirante et n’a pu s’imposer qu’au mépris de toute la Tradition chrétienne et de ses sources scripturaires en ce qui concerne le sexe, lequel n’y occupe pas une place centrale. L’ésotérisme de ces élucubrations permettait néanmoins le secret. Et les apparences de la sainteté ont été préservées car, comme dans toute déviation, le juste et vrai qu’elles mutilent et déforment ne disparaissait pas totalement. De la même façon déjà, l’hérésie archétypale de l’arianisme s’est développée grâce à la piété ascétique et l’éloquence du prêtre Arius d’Alexandrie qui a impressionné les foules jusqu’à Constantinople. Il en va de même avec Pélage, coqueluche de belles âmes à Rome avant d’être la cible de saint Augustin.  

Ils ont (…) tout fait pour garder leur place et leur influence dans l’Église dont la caution leur était nécessaire.

Dans le cas des frères Philippe et de Jean Vanier, la différence est qu’ils n’ont point cherché à populariser leurs pratiques et théories privées. Si bien que leur hérésie intime a débouché seulement sur une petite secte informelle, et non sur des thèses ouvertement promues, que le Magistère n’aurait pas manqué de réprouver avec éclat, et encore moins sur un schisme, c’est-à-dire une sécession. Ils ont à l’inverse tout fait pour garder leur place et leur influence dans l’Église dont la caution leur était nécessaire. Et ils n’ont pu être sanctionnés (ou, pour ce qui est de Jean Vannier, empêché d’être ordonné prêtre) qu’à titre personnel, sans que puisse être défini un « philippisme » condamnable. C’est ainsi qu’ils ont pu encourager à une authentique sainteté et susciter des œuvres qui portent toujours du fruit.

Tartuffe heureux comme Sisyphe ?

Or ce rayonnement cachait froidement des mœurs et croyances inavouables, et était donc indubitablement hypocrite. On peut alors parler de tartufferie. Pourtant, dans la mesure où, d’une part, aucune incohérence ni culpabilité n’était ressentie et où, d’autre part, du bien était parallèlement fait et ne reste pas entièrement vain, il faut prendre acte d’une paradoxale sincérité, ou du moins d’un service, certes ambigu et limité, mais finalement réel, de la Vérité. C’est ce qui pourrait expliquer que L’Arche et la communauté Saint-Jean, contraints à des révisions sans complaisance, demeurent vivaces (de même que les Légionnaires du Christ).

Cependant, peut-on concevoir un Tartuffe sincère ? Un tel oxymore a un analogue ou un précédent, qui est d’ailleurs contemporain de l’époque où se met en place l’abominable système désormais dévoilé : en 1942, Albert Camus conclut son essai Le Mythe de Sisyphe en affirmant : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » La même formule se trouve dès 1928 chez le philosophe japonais Kuki Shuzo. Revenu d’Europe après avoir suivi les cours de Bergson et de Heidegger, il écrit que le personnage forcé par les dieux à rouler sans fin une lourde pierre jusqu’en haut d’une montagne d’où elle retombe toujours, « devrait être heureux, étant capable de la répétition perpétuelle de l’insatisfaction ». 

Le héros absurde n’est pas un saint martyr

Il s’agit là d’un détournement des Béatitudes. Ce n’est pas un pauvre, un affligé ni un persécuté qui est déclaré « heureux », mais le malheureux persuadé qu’ »il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris ». Sisyphe s’avère non pas un saint martyr, mais un héros absurde — ce qui ne veut pas dire qu’il est irrationnel, mais qu’il « jouit d’une liberté à l’égard des règles communes ». Cela s’applique assez bien aux personnalités dont il est ici question et dont les turpitudes sont désormais révélées. C’est confirmé par les exemples de « vie absurde » donnés dans Le Mythe de Sisyphe : Don Juan, le « séducteur en série » ; l’ »acteur » qui soigne sa réputation et en qui « le paraître crée l’être », et le « guerrier » trop impatient de vivre intensément pour n’espérer de consolation que dans un hypothétique au-delà.

Bien sûr, le Tartuffe sincère, impavide à défaut d’être heureux, n’est pas tout à fait un héros absurde. Il croit en Dieu et en une rationalité supérieure. Et ce n’est pas pour rester libre face au non-sens de « la tendre indifférence du monde » qu’il rejette conventions et illusions : il n’est pas « révolté ». Sa duplicité consiste, en niant toute malhonnêteté et par privilège d’élu, à dissimuler une part intime et non négligeable de ce qu’il pense et fait. 

L’art d’abuser sans feindre

Lorsque le Tartuffe de Molière dit à la femme qu’il convoite : « L’amour qui nous attache aux beautés éternelles / N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles », il ment car, de même que le Sisyphe de Shuzo et de Camus, il se fiche bien des « beautés éternelles ». Au contraire, quand ces directeurs spirituels désaxés tenaient en substance le même propos, ils ne feignaient pas (ou plus), tout en abusant tout le monde : eux-mêmes les premiers, puis leurs proies et les autres initiés et complices, et jusqu’aux non-initiés subjugués et anesthésiés par d’édifiants discours qui n’étaient pas de pure comédie, mais ne disaient pas tout, et sur lesquels doivent donc maintenant peser le soupçon d’équivoques, d’omissions et de falsifications. 

Mais, outre d’antiques hérésiarques et la « béatitude » promise autour de 1950 aux nouveaux émules de Sisyphe, ces affaires peuvent encore être rapprochées de scandales survenus peu avant la création du personnage de Tartuffe. De même que les débuts de la crise janséniste, ces « faits divers » font partie du cadre dans lequel Molière travaille et où il n’y a pas que les intrigues du « parti dévot ». Celui-ci s’est senti visé et s’est opposé à la pièce, mais on n’a jamais repéré en son sein d’escroc dépouillant de pieux naïfs ni de prédateur sexuel.

Le Diable, probablement ?

Il y eut en effet, dans la première moitié du XVIIe siècle, une série de procès retentissants de prêtres influents, accusés avoir suscité et entretenu chez des religieuses des délires et même des hystéries mystico-érotiques : à Aix-en-Provence (1609-1611), Loudun (1632-1637), Louviers (1643-1647), Auxonne (1658-1663 — la première version de la pièce de Molière date de l’année suivante). On a chaque fois conjecturé des possessions démoniaques, multiplié les exorcismes et brûlé les suborneurs (sauf à Auxonne, où les autorités civiles ne croyaient déjà plus aux envoûtements, mais où une foule lyncha trois malheureuses, prétendues sorcières).

Sans doute s’est-on, à ce moment-là, trop empressé de voir du diabolique dans tout cela. Mais peut-être verse-t-on aujourd’hui dans l’excès symétrique : c’est une hypothèse que nos « sciences humaines », certainement plus fiables que les méthodes d’investigation judiciaire du passé, excluent d’étudier. Seul Maritain, qui avait été proche des frères Philippe, a noté dès 1952 : « Le Diable est déchaîné dans cette affaire inouïe. » Ce discernement, cité dans le rapport de L’Arche (Frémur Éditions, p. 192), était demeuré dans un carnet des archives Maritain qui n’a pas été davantage publié que les sanctions romaines depuis les années 50…

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