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Thomas Philippe, Jean Vanier, l’Arche et la nudité de Noé

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P.RAZZO/CIRIC

27 Septembre 2014: Fête des 50 ans de l'Arche de Jean Vanier (au centre), Place de la République, Paris.

Henri Quantin - publié le 08/02/23

La grande force du rapport sur les mécanismes d’emprise et d’abus mis en œuvre par Thomas Philippe et Jean Vanier, analyse l’écrivain Henri Quantin, est de distinguer la perversité de leurs auteurs et la fécondité de L’Arche.

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« La Commission a travaillé avec le désir d’établir les faits et de tâcher de comprendre les mécanismes à l’œuvre, mais aussi avec la conviction que leur exposition en pleine lumière est la condition indispensable de leur extinction. » Ainsi s’achève le rapport de neuf cent sept pages écrit à la demande de L’Arche par une équipe de six chercheurs de disciplines variées (histoire, sociologie, psychanalyse, psychiatrie, théologie), dont l’historien Florian Michel, une fois de plus remarquable de justesse dans toutes ses analyses.

À la lecture d’un travail d’une telle ampleur, d’une telle rigueur intellectuelle, d’une telle prudence dans les hypothèses et les conclusions, on se prend à rêver d’une réception apaisée. Si elle ne l’est pas, on ne pourra guère l’imputer aux auteurs. Leur rapport a toutes les qualités de celui de la Ciase (pluridisciplinarité, abondance des sources, étendue de l’enquête, écoute approfondie et délicate de ceux qui ont accepté de témoigner…) et il en évite les défauts (anachronismes militants, volonté chez certains d’en découdre avec l’Église, tendance à infléchir l’interprétation des faits ou de sélectionner les questions autorisées). Au lecteur d’éviter à présent les pièges qui font passer à côté du sujet : réclamer un alignement de l’Église sur l’esprit du monde, dénoncer au contraire un complot anticlérical ou encore mettre en avant une nécessaire « miséricorde » qui a, en l’espèce, tous les traits d’un déni de justice (canonique ou civile, c’est une autre question).

La pleine lumière

« La pleine lumière » est faite ici sur les mécanismes utilisés par Thomas Philippe et Jean Vanier, « son disciple le plus fanatique », selon la formule d’un Saint-Office dont certains modernes découvriront ici qu’il fit preuve de plus d’acuité dans sa sévérité que bien des bienveillants aveuglés. De quoi s’agit-il ? La liste est longue : « emprise, abus sexuels, délire collectif, corruption théologique de notions au cœur du christianisme, dévoiement spirituel, manipulation, représentations incestueuses des relations entre Jésus et Marie. » La richesse des pistes suivies rendant impossible une brève synthèse, on ne peut que conseiller à chacun de lire au moins la conclusion générale de l’enquête. Nous nous concentrerons ici sur cette exigence de « pleine lumière » mise en avant par les auteurs.

« La pleine lumière », tel est bien ce qu’a craint toute sa vie le petit noyau qui, réunit autour d’un Thomas Philippe quasiment confondu avec le Christ, a réussi le triste exploit de nuire pendant des décennies, alors même que le Saint-Office, en la personne du père Paul Philippe (aucun lien), avait condamné dès 1952 la « fausse mystique » de leur gourou. En 1938, dans une « nuit de noces avec Marie », ce dernier avait cru recevoir du Ciel une mission « mystico-sexuelle » qu’il mettait en pratique à l’Eau Vive, cette fondation au statut intermédiaire entre la communauté de vie et le centre d’étude estudiantin, dont « Rome » lui retira la direction pour réduire sa capacité de nuisance. Ayant pris sa suite de 1952 à 1956, Jean Vanier avait tout intérêt à faire oublier cet épisode au grand public au moment de fonder une nouvelle œuvre. De son propre aveu, la fondation de L’Arche ne pouvait se faire sans une part de secret. En juin 1964, il expliquait à ses parents le nom choisi en ces termes : « L’Arche de Noé qui prend tous les petits pour les sauver et qui flotte (mais il ne faut pas le dire au Saint-Office !) sur l’Eau vive ! C’est aussi l’Arche d’alliance : Marie, Mater Misericordiæ qui ouvre ses bras à toutes les misères du monde » (p. 205).

Il faut particulièrement saluer la manière dont les auteurs montrent parfaitement l’intrication du meilleur et du pire, tant dans l’Arche que chez Jean Vanier. 

Du détournement de l’histoire de Noé, Florian Michel et Antoine Morges livrent une exégèse pleine d’acuité, révélant une transformation de l’épisode biblique en argument d’autorité pro domo. La manipulation repose sur l’opposition entre le plus jeune fils de Noé, Cham, maudit pour avoir vu la nudité de son père et en avoir informé ses frères, et les fils aînés, Sem et Japhet, qui, « comme leurs visages étaient détournés », ne « virent pas la nudité de leur père ». Reprenant l’opposition dans une lettre au Saint-Office, Marie-Dominique Philippe conclut : « Alors j’ai compris que je ne devais regarder qu’Elle [la Vierge], me taire, et défendre la doctrine de mon frère. »

L’œuvre préservée

Stratégique ou délirante, cette justification résume la logique constante de Thomas Philippe, trop souvent suivie docilement par Jean Vanier : qui regarde le Ciel ne dépend plus de la logique des hommes ; qui est uni au corps du Christ échappe à toute pesanteur charnelle, au point qu’il n’y a pas pour lui d’abus mais uniquement des noces mystiques avec de nouvelles Marie. La référence à l’épisode biblique innocente et même encourage coupables et complices : « L’Arche de Noé est l’œuvre dont la mission justifie l’architecte jusque dans son ébriété. L’œuvre de l’Arche sauve Noé, dont les fils sont tenus au silence. »

Seule « la pleine lumière » peut donc mettre à nu la mystification et entreprendre une démarche inverse : sauver l’œuvre de l’Arche en mettant fin au silence sur l’ébriété de Noé. La grande force du rapport est en cela de ne jamais jeter l’Arche avec l’eau du naufrage de ses fondateurs. L’étude psychiatrique menée par Bernard Granger, par exemple, indique qu’on ne peut guère étayer l’hypothèse d’une extension des idées toxiques du « noyau pervers » à l’ensemble de l’œuvre : l’Arche, qui ne fut jamais un milieu fermé, a notamment été préservée de ce scénario par la multiplication des communautés et des animateurs. Malgré ses failles, la vigilance de Rome, à travers le cardinal Paul Philippe s’opposant encore en 1977 à l’ordination de Jean Vanier, ne doit pas non plus être minimisée. Où l’on voit que se prétendre persécuté par une institution rigide ne suffit pas pour avoir raison.

Deux spiritualités distinctes

Il faut particulièrement saluer la manière dont les auteurs montrent parfaitement l’intrication du meilleur et du pire, tant dans l’Arche que chez Jean Vanier. « L’ivraie n’élimine pas le bon grain ! », note très bien Gwennola Rimbaut (p. 767). L’exemple le plus éloquent touche sans doute à la fondation de l’œuvre. Une étude précise des documents à notre disposition montre à quel point le récit fondateur cent fois répété relevait de la falsification. En aucun cas, l’Arche n’est née spontanément, sans plan préalable, de la rencontre de Jean Vanier avec deux handicapés avec lesquels ils décident d’habiter. Cette version relève indéniablement de ce que Thomas Philippe appelait « un Paravent », c’est-à-dire une présentation destinée à ceux qui ne sont pas censés pouvoir comprendre son élection divine. L’intention première était, pour le petit « noyau sectaire » des initiés de l’Eau Vive, de se regrouper autour de leur maître et de lui redonner un lieu d’exercice de son « charisme », dix ans après sa condamnation romaine. Pourtant, le rapport montre bien que même ce mensonge n’empêchait pas la sincérité de l’engagement envers les plus fragiles, vus en outre comme des remparts providentiels contre la condamnation purement intellectuelle dont le noyau se jugeait victime.

Après tout, l’histoire de l’Arche de Noé est avant tout celle d’une corruption de l’humanité débouchant sur une alliance renouvelée.

Cette apparente contradiction se retrouve aussi bien dans l’étude psychanalytique de Nicole Jeammet — à laquelle on reprochera uniquement l’éternel usage anachronique et impropre du mot « janséniste » — que dans l’étude théologique. La première montre que « la foi en un Dieu-Amour », qui donnait à Jean Vanier « cet élan pour le partage », a peut-être empêché la totale emprise de Thomas Philippe. La seconde met en évidence deux spiritualités distinctes chez le même Jean Vanier : une spiritualité intime fortement déviante commune aux « initiés » ; une spiritualité de l’engagement envers les « pauvres », qui semble avoir été suffisamment séparée de la première pour ne jamais aboutir à des « dérives mystico-sexuelles » vis-à-vis des personnes handicapées.

Une impression ambivalente 

Aussi sort-on de la lecture de ce rapport avec une impression ambivalente : l’écœurement devant les méfaits d’une déformation parfois si manifeste de l’Alliance entre Dieu et les hommes ne peut occulter la profonde fécondité d’une œuvre pourtant entreprise pour des raisons troubles. Ce n’est pas le moindre mérite de ce rapport dont les auteurs doivent être chaleureusement remerciés pour leur recherche d’une « lumière » si longtemps recouverte sous un boisseau de mensonges. Après tout, l’histoire de l’Arche de Noé est avant tout celle d’une corruption de l’humanité débouchant sur une alliance renouvelée.

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Abus sexuelsJean VanierL'Arche
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