Tout le monde le sait : le bac philo n’impressionne plus grand monde. Et surtout pas les milliers de lycéens qui l’ont présenté le 15 juin, et dont les copies sont en ce moment corrigées par une armada de professeurs de philosophie. Jadis cette épreuve était la rampe de lancement de toutes les épreuves du bac. Aujourd’hui, c’est la queue de la comète : elle reste la seule épreuve écrite finale en terminale, les autres se sont jouées en mars. Et surtout elle ne compte plus pour grand-chose. En effet, depuis la réforme, le bac se passe en contrôle continu : n’importe quel élève de terminale est capable de calculer tout seul dès le 25 mai sa moyenne au bac, et ce n’est pas sa note de philosophie au coefficient anecdotique qui changera quelque chose. De plus, les dossiers de candidature pour l’enseignement supérieur ont été clôturés à la fin du deuxième trimestre : celui qui arrête de travailler ou d’aller en cours à partir du 20 mai, à en réalité peu à craindre. Cette épreuve est donc une épreuve qui croit qu’elle est une épreuve mais qui n’en n’est pas une : un zombie.
Dix jours pour corriger
Soyons lucides : nos jeunes lycéens n’ont clairement pas besoin de réviser et de passer cet écrit, dont on ne sait plus trop pourquoi le maintenir. Et pourtant… s’il y en a bien qui travaillent dur pour porter à bout de bras ce zombie, ce sont les professeurs de philosophie. Dès le lendemain de l’écrit, ils sont réunis au complet dans leur académie, et évaluent ensemble des copies tests, issues du lot national, à la lumière d’attendus nationaux. Les copies sont notées par chacun, puis les notes sont partagées en groupe, discutées, affinées, afin de créer une entente et de s’assurer de l’approche la plus équitable possible pour les élèves corrigés.
Munis de ces critères, les professeurs disposent de dix jours pour corriger, annoter, noter des lots d’une moyenne de 135 copies.
Munis de ces critères, les professeurs disposent de dix jours pour corriger, annoter, noter des lots d’une moyenne de 135 copies. Puis, autre réunion : les professeurs se retrouvent et partagent leurs moyennes, leurs médianes, par lot et par jury. Chaque groupe relit en public les copies seuil : des copies à 8, à 10, à 12, etc. Les copies suscitant des difficultés d’évaluation sont relues et débattues, et les copies à moins de 5 font l’objet d’une double correction. À chacun alors de reprendre, le cas échéant, certaines de ses copies, tel est l’objectif de cette réunion d’harmonisation.
Quelques surprises
Tant de travail pour pas grand-chose ? Tant d’efforts d’attention, de justice, d’objectivité pour une épreuve si démonétisée ? Il y a de quoi être gagné par la dépression collective. Mais curieusement, c’est aussi l’inverse qui arrive. Les surprises se produisent : des copies qui prennent le temps de mettre en place un raisonnement, qui proposent d’affronter des questions et refusent de s’en tenir aux évidences, qui mêlent fautes d’orthographes et intuitions touchantes, des copies où sont encore cités Aristote, Platon, Descartes ou Kant, des copies où l’on veut montrer qu’on a suivi un cours de philosophie, et même des copies où l’on ne sait pas trop quoi raconter mais où l’on tient huit pages… Beaucoup de ceux qui auraient légitimement pu rentrer chez eux au bout d’un quart d’heure ont choisi plutôt, sans contrainte aucune de rentrer en eux-mêmes pendant quatre heures : ils ont tenu la route, ont voulu montrer ce qu’ils savaient, ce qu’ils pouvaient.
Quelle étrange ironie du sort… À l’ère du productivisme, de la rentabilité, de l’évaluation permanente, ils se sont adonnés gratuitement à une activité intellectuelle désintéressée. Et c’est bien ce qui définit la philosophie. Nous voilà entrés dans la beauté du geste. Le bac philo, un zombie peut-être, mais qui ne manque pas de panache.