Le film Casablanca a fêté ses 80 ans il y a quelques semaines. Il est considéré par les critiques comme l’un des meilleurs films de tous les temps, et il n’est pas difficile de savoir pourquoi : des dialogues pleins d’esprit, de l’humour, une histoire d’amour, de l’action, Casablanca a tout cela. Mais ce qui fait qu’il continue à marquer les esprits après toutes ces années dépasse ces attributs de surface. En son cœur, Casablanca est un film sur la vertu.
Il n’est pas souvent question de vertu dans la culture populaire de nos jours. Les gens ont tendance à associer ce terme à une gentillesse feinte, ou à une manière de se mettre en valeur en soutenant des causes à la mode, une sorte de “vertu ostentatoire”. Or la vertu, ce n’est pas la mise en scène d’une supériorité morale. Selon le Catéchisme de l’Église catholique, “la vertu est une disposition habituelle et ferme à faire le bien.” (CEC 1833) L’être humain est programmé pour se forger des habitudes. C’est ce qui permet par exemple de conduire une voiture ou de parler sa langue maternelle sans avoir besoin de réfléchir. À force de reproduire ces choses, elles deviennent comme une seconde nature et sont une part de ce que nous sommes. Si ces habitudes sont bonnes, on les appelle des vertus. Si elles sont mauvaises, ce sont des vices.
Au premier abord, Casablanca semble plus porté sur le vice que sur la vertu. Le film, qui se déroule pendant la deuxième guerre mondiale dans la ville qui lui donne son nom, se concentre sur Rick Blaine (Humphrey Bogart), un Américain tenant un bar et un casino où une clientèle internationale se retrouve pour faire du marché noir, jouer et boire afin d’oublier ses soucis. Casablanca était placée sous le contrôle du régime de Vichy qui collaborait avec les Nazis. Les gens qui essayaient d’échapper à la violence en Europe et en Afrique se retrouvaient souvent coincés à Casablanca en attente de visas de sortie qui n’arrivaient jamais.
Dès le départ, Rick annonce clairement qu’il n’a que faire atermoiements de ceux qui viennent lui demander de l’aide ou de l’argent : “Je ne prends de risques pour personne”, répète-t-il à plusieurs reprises. Lorsque le major nazi Strasser (Conrad Veidt) lui demande sa nationalité, il rétorque : “Je suis un ivrogne”. “Ce qui fait de Rick un citoyen du monde”, glisse alors avec malice son ami Louis Renault, le chef corrompu de la police de Vichy joué par l’inimitable Claude Rains. Rick se vante de n’avoir aucune conviction. Lorsqu’il apprend qu’un important membre de la résistance tchèque du nom de Victor Laszlo (Paul Henreid) est sur le point d’arriver à Casablanca, il parie 10.000 francs à Louis que Laszlo va trouver un moyen de s’échapper de la ville, mais il déclare plus tard au major Strasser que le sort de Laszlo l’intéresse en réalité bien peu.
Quand Ilsa réapparaît soudainement dans sa vie, Rick réitére de petits actes de bonté et de courage.
Même avant de découvrir que la femme de Laszlo est Ilsa Lund (Ingrid Bergman), l’ancien grand amour de Rick, certains signes montrent que celui-ci était probablement un autre homme par le passé. Louis accuse Rick d’être un sentimental caché du fait de ses anciens engagements contre le fascisme en Éthiopie et en Espagne. Rick assure pourtant à Louis qu’il a fait cela pour de l’argent. Il renvoie l’image d’un requin égoïste et sans cœur, mais celle-ci s’effondre lorsqu’Ilsa réapparaît soudainement dans sa vie. Nous voyons alors Rick réitérer les petits actes de bonté et de courage. Il refuse l’argent d’un banquier allemand. Lorsqu’une jeune femme bulgare lui dit qu’elle va devoir vendre son corps à Louis pour un visa faute de moyens, il truque la table de roulette pour que son mari puisse remporter une grosse mise. Quand Louis force Rick à fermer les portes de son bar pour un temps, le patron insiste pour conserver tous les membres du personnel.
La scène la plus émouvante
Dans l’une des scènes les plus émouvantes du film, un groupe d’officiers nazis s’empare du piano et entonne un hymne patriotique allemand. Victor Laszlo intime alors l’orchestre de jouer la Marseillaise, l’hymne français de la France bien sûr mais aussi un symbole de liberté et de lutte contre la tyrannie. L’orchestre se tourne alors vers Rick pour savoir quoi faire, et celui-ci acquiesce d’un hochement de tête. Par ce petit geste, il prend position en faveur de la liberté et montre les valeurs de justice et de courage qu’il porte au fond de lui.
Casablanca nous montre comment des petits actes de vertu peuvent créer une réaction en chaîne même dans les contextes les plus improbables, et ainsi avoir un impact sur le monde.
Ces petites actions en appellent d’autres. Plus Rick fait de bonnes actions, plus il a envie de se tourner vers le bien. Ce qui nous amène au point culminant du film – et oui, ceci constitue un spoiler, mais vous avez eu 80 ans pour voir le film ! – où Rick démontre qu’il aime suffisamment Isla pour pouvoir faire de grands sacrifices pour elle, notamment celui de la laisser partir.
Non seulement les marques de vertu de Rick font de lui une personne meilleure, mais elles suscitent également des élans de vertu chez ceux qui l’entourent. Le fait qu’il soit prêt à se sacrifier pour Ilsa donne à celle-ci la force de retourner auprès de son mari et de rester à ses côtés. Sa volonté de protéger le couple bulgare suscite gentillesse et application chez ses employés. Même Louis, qui agit de manière ouvertement autocentrée pendant la majeure partie du film, se trouve être finalement suffisamment touché par l’altruisme de Rick pour le protéger. En ce sens, Casablanca nous montre comment des petits actes de vertu peuvent créer une réaction en chaîne même dans les contextes les plus improbables, et ainsi avoir un impact sur le monde.
Ce qui rend bon et ce qui rend heureux
De nos jours, il y a beaucoup d’histoires de héros et peut-être plus encore d’anti-héros, mais rares sont celles qui évoquent le lent et constant processus de l’exercice de la vertu qui vient réellement nous transformer. Certes, Rick n’est pas devenu un saint à la fin du film, mais il en est beaucoup plus proche qu’au début. Et nous aspirons toujours à entendre ce genre d’histoires, car elles ne parlent pas seulement de ce qui nous rend bons, mais surtout de ce qui nous rend heureux.
Les récits héroïques dénués de vertu disparaissent souvent aussi vite qu’ils sont apparus, tandis que ceux où la vertu prédomine sont amenés à traverser les époques.
D’Aristote à saint Thomas d’Aquin, les grands philosophes de la vertu nous ont enseigné que la bonté et la joie sont inséparables. Être bon, ce n’est pas seulement suivre des règles arbitraires. Être bon, c’est être la meilleure version de soi-même, être une bonne personne nous rend en définitive profondément humain. C’est ce qui nous rend le plus heureux, car nous avons alors le sentiment de nous accomplir. L’expression ultime de la bonté et de la joie est la vertu théologale de la charité, qui ne peut qu’être donnée comme un don de Dieu. Alors que Rick apprend à aimer Isla, non pas uniquement pour ce qu’elle peut lui donner, mais pour ce qu’elle est intrinsèquement, il devient meilleur et plus heureux, ce qui peut sembler paradoxal au vu des difficultés et des sacrifices que cela implique. Apprendre à aimer une autre personne de cette manière ne peut que conduire à aimer Dieu Lui-même, Lui qui est la plus grande source de bonté et de joie qui soit. Les récits héroïques dénués de vertu disparaissent souvent aussi vite qu’ils sont apparus, tandis que ceux où la vertu prédomine sont amenés à traverser les époques. Tant qu’il y aura des pécheurs qui aspirent à la joie des saints, il y aura un engouement pour des histoires impliquant vertus et sacrifices, et Casablanca y aura toujours une place de choix.