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L’infréquentable Péguy

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LEEMAGE VIA AFP / Montage Aleteia

Louis Daufresne - publié le 17/01/23

Coupable d’avoir célébré les noces du charnel et du spirituel, le poète Charles Péguy sent trop le soufre pour être honoré à sa juste place, l’année du 150e anniversaire de sa naissance. Et pourtant, juge le journaliste Louis Daufresne, citant Alain Finkielkraut, "Péguy devrait être une référence incontournable pour ceux qui veulent penser le monde moderne".

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Né cinq jours après Thérèse de Lisieux, Charles Péguy ne partage pas avec la sainte le même logis posthume. Malgré les murs de son carmel, la jeune Normande habite une suite luxueuse, comme si sa petite voie s’était frayée une autoroute dans tous les cœurs abîmés par la vanité et la vacuité du monde. Pour le 150e anniversaire de sa naissance, la voilà qui s’offre même l’affiche de l’Unesco ! Avec le temps, tout ne s’en va pas : malgré ses dentelles d’Alençon, n’est-elle pas devenue une icône hyper-tendance ?

La naphtaline et le soufre

À côté, le poète orléanais croupit dans les basses fosses de l’opprobre, attendant toujours de « sortir du placard hypocrite et désuet où l’a confiné la seconde moitié du siècle », selon la formule de feu l’intello catho Jean Bastaire. Avec « Finkie » en tête, ses fans s’échinent pourtant à le réhabiliter. Bastaire publie Péguy tel qu’on l’ignore pour le centenaire de sa naissance (1973) et Alain Finkielkraut exhume Le Mécontemporain (1992). Mais rien n’y fait : l’auteur de Notre jeunesse (1910) est toujours triquard et s’il figure dans l’annuaire des commémorations officielles 2023, il n’aura pas droit au traitement de faveur dont fut honoré Marcel Proust. Le philosophe est interdit des bancs d’école et « son héritage intellectuel est aujourd’hui souvent méconnu », se lamentent les membres de l’Amitié Charles Péguy

Que “Notre jeunesse” soit une défense du capitaine Dreyfus aurait dû racheter sa réputation. Sauf que Péguy célèbre trop les noces du charnel et du spirituel pour être lavé de tout soupçon.

Cent ans après la Grande Guerre, l’année 2014 aurait pu réparer cette injustice : à 41 ans, l’écrivain-lieutenant, tué au combat par les Allemands, ne versa-t-il point son sang pour la patrie ? Sa fin héroïque ne lui sert à rien : Péguy sent la naphtaline et le soufre, bien que des penseurs professionnels, d’Alain Badiou à Jean-Luc Marion, essaient d’en capter l’aura, le premier au profit du socialisme, l’autre de la mystique. Dur, dur d’être inclassable de nos jours ! on en devient la proie de toutes les récupérations. Sur quelle étagère le mettre ? Car Péguy trône au Panthéon des cartes de visite, si l’on en croit Damien Le Guay qui en fait tour à tour « un insurgé visionnaire, un libertaire ordonné, un chrétien de combat, un pèlerin sur les routes de la foi, un lanceur d’alertes, un vigilant républicain, un socialiste franciscain, un habitant de la cité harmonieuse ». À la fin, on est pris de vertige. 

Les noces du charnel et du spirituel 

D’où l’injustice qui lui est faite d’être précipité dans la géhenne nationaliste, l’équivalent du goulag. Si Péguy fut tué au front, il fut surtout poignardé dans le dos après sa mort, quand, selon Matthieu Giroux de la revue Philitt, on accolera son nom « à celui de Barrès et de Maurras en faisant du paysan de la Beauce un chantre du nationalisme exclusif et un théoricien racialiste », amalgame qui « ne tient même plus de l’erreur innocente mais bien de la mauvaise foi ». Le poète orléanais n’est pas un nazi gaulois et son esprit de résistance lui aurait fait préférer les monts du Vercors aux eaux de Vichy. 

Même si les mots sont trompeurs : quand Péguy parle de « sang pur » et de « la race », ses contempteurs se plaisent à le confondre avec « l’ignoble », alors que, note Giroux, « la race pour Péguy renvoie à la fidélité d’un peuple à lui-même, […] c’est la pureté morale, […] une exigence. Ce n’est ni une fatalité ni une machine à exclure ». L’homme n’est pas idéologue ; c’est un philosophe mystico-romantique et moraliste. Que Notre jeunesse soit une défense du capitaine Dreyfus aurait dû racheter sa réputation. Sauf que Péguy célèbre trop les noces du charnel et du spirituel pour être lavé de tout soupçon. Comme le note Finkielkraut, « Barrès et Péguy sont également coupables d’avoir préféré la nation à la raison, la défense du particulier à la recherche de l’universel ». Cet enracinement le rend infréquentable, alors que, toujours selon « Finkie », « Péguy devrait être une référence incontournable pour tous ceux qui veulent penser le monde moderne ». 

« L’argent seul devant Dieu »

On y est. Et si c’était ça la raison de sa marginalité ? Sortir Péguy des oubliettes serait trop subversif pour notre temps. Sa philosophie, sa mystique interdisent à la France de sombrer dans l’insignifiance. Avec Thérèse de Lisieux et Blaise Pascal (dont le 400e anniversaire sera célébré en juin), Péguy scrute le monde comme une vigie dans la nuit. C’est un « puits d’inquiétude » toujours aux aguets. « Tout chrétien est aujourd’hui un soldat : le soldat du Christ. Il n’y a plus de chrétien tranquille. […] Nos fidélités sont des citadelles », s’écrie-t-il. Thérèse, Charles et Blaise, « ces trois noms, note Sébastien Lapaque dans Le Figaro, suffisent à savoir pourquoi […] il sera difficile de réduire le cher et vieux pays au rang de sous-préfecture touristique du “nouvel ordre mondial” ». Apparemment, Péguy ressuscite à la faveur du clivage identité/mondialisme mais l’y réduire serait le trahir. Socialiste, le philosophe veut instruire le peuple mais jamais n’en fait une idole spontanément bonne et instinctivement irréprochable.

Le poète s’indigne contre tout ce que la modernité déifie — et qui tire vers le bas. Péguy rend allergique à l’avilissement : « Dans l’ancienne société, écrit-il, toutes les anciennes puissances temporelles étaient imprégnées du spirituel. » Aujourd’hui, commente Jacques Julliard, « toutes les valeurs […] sont imprégnées par l’argent ». Et l’argent, c’est la bourgeoisie honnie qui s’en gave sur le fumier de l’inversion et de la perversion. « Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’argent est seul devant Dieu », note Péguy. Le monde moderne, le monde bourgeois, « considère comme négociables les valeurs que le monde antique et le monde chrétien considéraient comme non négociables ». Plus rien de sublime ou d’épique ne peut se faire. « La société ne vit pas mais se regarde vivre », note Le Guay.

Le goût des choses supérieures

Avilissement, en toute logique, rime avec avachissement et abrutissement. Serait-ce deux traits saillants de notre époque ? À la sienne, Péguy disait déjà que « quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte ». Que dirait-il aujourd’hui ? Sa pique n’est pas qu’une baïonnette pointée sur le bide du mammouth ; elle touche la société tout entière, qui ne sait plus quoi transmettre à qui et comment. Quand la veulerie nous guette, Péguy nous fait goûter les choses supérieures. Face à l’empire de la matérialité, sa plume transperce le vitrail de notre âme comme un rai de lumière pour nous dire que « toutes les soumissions d’esclaves du monde ne valent pas un beau regard d’homme libre ».

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