Mgr Dufour, archevêque d’Aix, a joliment appelé les Saintes-Maries-de-la-Mer “la porte de la foi”, reconnaissant le rôle de cette côte camarguaise dans l’évangélisation de la Provence puis de la Gaule. L’histoire fondatrice pourtant — certains diraient “la légende”, oubliant d’ailleurs qu’une légende, au sens propre du terme désigne un récit qu’il faut absolument avoir lu — a connu une période de désamour méprisant ; il fallait d’obligation n’y point croire. Et pourtant…
Sans voile ni gouvernail
Dès le VIe siècle, les sources chrétiennes signalent l’existence sur la côte d’un sanctuaire marial déjà ancien, appelé Sancta Maria de Ratis, Notre-Dame du Radeau, ce qui sera plus communément traduit par Notre-Dame de la Barque. Cette “barque”, ou ce “radeau” car la Tradition veut qu’il n’ait guère été gouvernable, désigne l’embarcation sur laquelle, aux alentours de l’an 40, Hérode aurait fait embarquer, durant la persécution qu’il a déclenchée contre la communauté chrétienne de Jérusalem, Lazare le Ressuscité et ses compagnons d’infortune : ses sœurs, Marthe et Marie, que l’Église a, depuis la nuit des temps, identifiée à la Madeleine, Marie Jacobée et Marie Salomé, cousines de la Sainte Vierge, Sara, leur servante, Maximin et Bartimée, l’aveugle-né, rebaptisé Sidoine. Cela fait, il les aurait livrés sur cette embarcation sans voile ni gouvernail, aux caprices de la Méditerranée, les vouant, sans avoir à verser leur sang, à une mort lente mais certaine. L’usage a incontestablement existé et l’on en trouve d’autres traces.
Le Ciel, cependant, a d’autres vues sur ces malheureux et, finalement, leur barque, poussée par les anges, atteint la côte provençale où elle s’échoue et laisse débarquer sain et sauf tout le groupe qui se disperse alors pour aller porter l’évangile à travers la région. Seules les deux Marie, Salomé et Jacobée, les plus âgées, auraient choisi de rester en ce lieu et d’y vivre dans la prière.
La sacralité du lieu
Là, il est de bon ton de ricaner. L’histoire aurait été intégralement fabriquée au Moyen Âge afin de faire de la publicité au sanctuaire et les reliques, en fait ceux des martyrs perses Marthe et Maris, et de saints auvergnats, Maximin et Sidoine, auraient été à tort identifiés à des personnages de l’entourage du Christ. En entendant cela, pas un Provençal qui ne bout ! Quoiqu’il en soit, s’il s’agit d’une pieuse invention, elle est bien antérieure au XIIe siècle, de six ou sept cents ans au moins, comme l’atteste la première dénomination du sanctuaire, allusion, déjà, à la barque sauvée des flots et, lorsque Césaire d’Arles y installe une communauté féminine au début des années 500, c’est parce que l’endroit attire déjà des pèlerins.
La sacralité du lieu est antérieure à la christianisation, comme l’attestent les fouilles réalisées sous l’église.
Au vrai, la sacralité du lieu est antérieure à la christianisation, comme l’attestent les fouilles réalisées sous l’église. Ce sont élevés ici tour à tour, ou en même temps, un temple d’Artémis, la déesse mère éphésienne, non la déesse lunaire et chasseresse du panthéon gréco-romain, et un autre de Mithra, le dieu persan protecteur des militaires. Dans les deux cas, il s’agit de cultes apportés d’Orient par les nombreux marchands originaires de là-bas et venus s’installer dans l’estuaire du Rhône, ou des légionnaires de retour chez eux. L’Artémis d’Éphèse, que l’Apocalypse tient déjà pour l’une des pires figures démoniaques vénérées par les païens, tout comme Mithra, que son clergé tentera d’ériger en rival du Christ, sont spécialement détestés des chrétiens, et les remplacer par une église vouée à Notre-Dame et aux saintes femmes est on ne peut plus logique. S’y ajoute, et ce n’est pas moins intéressant, un culte encore plus ancien, celui des Tria Fata, honorant trois déesses mères, ou la même sous trois figures différentes, que l’on retrouve partout en Gaule et jusqu’en Bretagne. Que l’Église ait voulu supplanter ces croyances est banal mais n’empêche pas de croire à la réalité du débarquement des saintes Maries.
On immerge les statues
Il est certain que leur culte prospère et qu’à l’époque carolingienne une grande église a remplacé le sanctuaire primitif ; elle ne cessera de s’agrandir même si les invasions du IXe siècle, Sarrasins et Vikings se donnant le mot pour dévaster la région, obligent à le fortifier, lui donnant cet aspect quasi-militaire qu’il possède toujours. Il n’est plus question dans sa titulature de la fameuse barque de l’histoire d’origine et l’église prend alors le nom, qu’elle porte encore, de Notre-Dame de la Mer. Un nom qui lui va d’autant mieux que s’y perpétue une très ancienne coutume, là encore issue du paganisme et de la pratique des bains lustraux, consistant à porter en procession la ou les statues vénérées afin de les immerger, selon les endroits, dans une fontaine, un lac, ou, comme aux Saintes Maries, directement dans la Méditerranée.
Au milieu du XVe siècle, les reliques et les saintes images sont solennellement emportées de la chapelle haute et conduites jusqu’au rivage. Le pape Benoît XII, en 1343, a fixé la date des pèlerinages au 25 mai et au 22 octobre. L’introduction, plus tardive, du culte de Sara la Noire, patronne des Gitans, dont les festivités inaugurent les cérémonies du mois de mai, a beaucoup contribué à donner aux Saintes-Maries leur renommée. Il ne faut pas, cependant, se laisser abuser par tout un folklore à l’intention des touristes. Ce que l’on célèbre en Camargue, c’est l’arrivée de la Bonne Nouvelle du Salut sur le sol de France !